La classe politique tunisienne offre un spectacle tellement désolant qu’elle finit par saper les derniers espoirs que les citoyens avaient placé dans la « révolution » et la transition démocratique. La résignation civique se conjugue à une intolérance accrue à l’égard d’hommes politiques qui semblent afficher un sens de l’irresponsabilité très prononcé. Les hommes politiques tunisiens sont-ils particulièrement immoraux ? A défaut de réponse définitive, le jeu d’échecs et de poker menteur que jouent les différents protagonistes de la séquence actuelle invitent à revisiter les liens entre morale et politique. La relation entre politique et morale est foncièrement équivoque.
Celle-ci est le plus souvent conçue soit dans une logique dichotomique, voire antagonique, soit dans une dynamique de conjonction. Cette alternative est incarnée par les pensées de Machiavel et de Rousseau, et d’une certaine manière par les figures intellectuelles françaises du XXᵉ siècle : Aron (qui assume l’essence machiavélienne de la politique : la morale est exclue de la sphère de la politique) et Sartre (sorte de « professeur des vertus »).
La morale n’est pas politique
D’un côté, morale et politique seraient deux choses différentes : la morale n’est pas politique et inversement. La pensée moderne, au sein de laquelle l’œuvre de Nicolas Machiavel (Le Prince, 1532) marque un tournant, assimile et réduit le politique à une question de rapports de force, de domination. Motivé par la volonté de légitimer les prétentions princières/royales d’affranchissement de toute subordination de l’autorité papale et de la concurrence du pouvoir des seigneuries, le penseur florentin situe le fondement du pouvoir dans la politique elle-même, hors de toute essence théologique, métaphysique ou transcendante. L’art politique moderne – de prise, d’exercice et de conservation du pouvoir – est une affaire purement temporelle, profane, humaine. Libre de toute considération morale et religieuse, l’action politique admet la nécessité de la violence. Il s’agit là de la condition d’un État fort, pérenne, stable, serviteur du Bien public… temporel. L’accès au pouvoir politique, comme son exercice ne suppose pas d’être vertueux, admet le parjure ou le recours au mensonge. Machiavel écrivait au sujet du condottiere Federico Sforza, lors des guerres italiennes du XIVᵉ siècle : « Certes il violait ainsi sa parole, mais ni la crainte ni la honte d’agir ainsi ne le gênaient guère ; les grands hommes appellent honte le fait de perdre et non celui de tromper pour gagner » (Histoires florentines, VI). Le penseur florentin estime que c’est la nécessité qui dicte les décisions du Prince dans des circonstances particulières (menace de guerre civile, cités déliquescentes, etc.), lesquelles le conduisent à faire passer l’intérêt de la cité au-dessus des exigences morales coutumières (« J’aime ma patrie plus que mon âme », écrit Machiavel). L’homme politique doit assumer une forme de cynisme, mais il n’est pas immoral à proprement parler, il obéit à des impératifs moraux différents. Montaigne rejoint ici Machiavel sur les nécessités de la raison d’État : les règles de la morale ordinaire sont parfois « ineptes et dangereuses » pour celui qui gouverne. Loin de l’impératif de véracité de Kant, Machiavel admet la pratique du mensonge dès lors qu’elle est dissimulée et qu’elle sert l’intérêt général, et non des intérêts personnels ; si le prince doit « gauchir sa parole et sa foi » (Montaigne), « aucune utilité privée n’est digne que nous fassions pour elle cet effort [cette atteinte] à notre conscience ; [l’utilité] publique, bien, lorsqu’elle est très apparente et très importante ».
La morale a tout à voir avec la politique
De l’autre, la morale a tout à voir avec la politique pour les philosophes qui s’interrogent sur les objectifs de la société bonne. Et par conséquent sur les idées de justice, de tempérance et de loyauté. La question de la vertu serait foncièrement liée au phénomène de la corruption. Pour les philosophes des Lumières, il n’y aurait pas de civilisation sans corruption et inversement. Il n’empêche, Rousseau est convaincu du caractère perfectible de l’homme et (donc) de la société. De même pour une société politique rongée par la corruption. Les aspirations républicaines de Rousseau instillent ainsi une dimension morale à l’action politique. Il déclare : « ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale n’entendront jamais rien à aucune des deux ». Cette recommandation du philosophe génévois souligne l’exigence éthique, socle d’une conception à la fois idéaliste et fondatrice de toute perspective républicaine. Dans une autre tradition, celle d’Hannah Arendt, Paul Ricœur voit dans la politique l’expression la plus élevée de la vie sociale et introduit un troisième terme : l’éthique. Par excellence lieu d’accomplissement collectif de la visée éthique, le politique assure la pluralité. Il réalise par la justice le désir de vivre ensemble.
En cela, l’opposition binaire et rigide entre morale et politique est trop simpliste. Du reste, le discours politique s’appuie volontiers sur des considérations morales pour mieux justifier l’action publique et le sens dans laquelle celle-ci s’inscrit, voire pour décrédibiliser l’adversaire politique. L’usage de la morale en politique n’est pas forcément moral…