Plus de sept ans après le 14 janvier, peut-on parler d’une autorité politique aujourd’hui ? Quel est l’état des lieux ? Neila Charchour, militante de la société civile, donne son point de vue. Interview.
-Croyez-vous qu’une poussée autoritaire pourrait s’installer en Tunisie dans un processus de transition démocratique?
Une reprise en main autoritaire de la situation est carrément souhaitable aujourd’hui en Tunisie. Non pas pour réinstaurer la dictature mais pour réinstaurer la valeur travail, l’ordre, la discipline et le respect de la loi. Si une nouvelle révolution ne se produira pas, l’anarchie elle ne cesse de prendre pied.
En effet, l’anarchie se propage dangereusement allant des hautes sphères du pouvoir qui donnent toutes sortes de mauvais exemples en toute impunité, jusqu’au citoyen lambda qui se permet aujourd’hui de gifler un représentant de l’ordre public. La confiance entre le peuple et le pouvoir est totalement rompue, seul le clientélisme politique et financier continue de fonctionner. A tout cela il faut dire : Halte ! Ça suffit.
Or nul n’est encore en mesure aujourd’hui d’exprimer cette alerte tout en étant capable de la mettre en application. La classe politique débordée est bien plus préoccupée par les prochaines élections que par la sécurité du citoyen ou son bien-être. Quant à la société civile elle n’est pas encore pleinement consciente de l’importance de son rôle et de sa responsabilité dans la traversée tumultueuse de cette transition démocratique. Celle-ci, si elle n’est pas reprise correctement en main immédiatement pourrait mener à un chaos irrécupérable.
Un état d’urgence économique est nécessaire
Depuis sept ans que nous sommes en état d’urgence sécuritaire, sans y parvenir pleinement, il serait temps de décréter aussi l’état d’urgence économique afin d’interdire les grèves et de remettre tout le monde au travail. Un pacte d’une dizaine d’années avec l’UGTT est de la plus grande nécessité.
Et pour parer au plus urgent, il est aussi nécessaire d’installer la Cour constitutionnelle afin de faire cesser tous les abus d’interprétation que nous subissons mais surtout d’imposer le respect et l’application des lois.
Enfin, je pense qu’il serait efficient de réinstaurer le service militaire et d’impliquer l’armée dans des travaux civils. Ces actions qui peuvent sembler autoritaires, nous protégeront de fait contre l’anarchie qui risque d’anéantir totalement notre transition démocratique. Il faut toujours garder à l’esprit que peu de révolutions aboutissent. Toutes les autres reviennent vers des régimes encore plus autoritaires que les anciens.
La compétition pour le pouvoir est-elle restreinte à certains candidats ? Si oui, comment l’expliquer?
Malheureusement, dans notre contexte actuel, oui la compétition est restreinte à deux ou trois candidats. Plusieurs facteurs interviennent dans ce sens :
1-La nécessité d’avoir une puissante machine électorale derrière tout candidat. Ce qui exclut de la course tout indépendant et ne garde que les candidats des partis au pouvoir, ou plutôt des blocs parlementaires. Le tourisme parlementaire, qui n’est pas interdit par la loi, est devenu la réponse à l’autoritarisme partisan et aux calculs politiciens. Les élections de 2014 l’ont bien démontré.
2-L’immaturité politique et la pauvreté font que les voix des électeurs soient corruptibles. Par conséquent et en plus d’une machine électorale, l’argent politique entre en jeu biaisant tout résultat honnête. C’est celui qui peut acheter le plus de voix qui gagnera. Programmes et compétences ne sont pas la priorité.
3-Enfin le code électoral, qui empêche une vraie majorité d’émerger au parlement, oblige des candidats qui sont censés s’opposer à s’allier pour pouvoir gouverner. Cela réduit non seulement le nombre de candidats mais surtout leur niveau de probité.
Plus de sept ans après le 14 janvier, la dualité opposant des régimes d’autrefois (les islamistes et les anciens RCD) entache-t-elle la qualité de la démocratie d’aujourd’hui? Quel est l’impact sur le paysage politique d’aujourd’hui?
Evidemment elle entache la qualité de la démocratie d’aujourd’hui. Et même si la gauche a essayé de jouer un rôle, elle n’y est pas parvenue.
En réalité deux expériences politiques coexistent dans l’inconscient collectif tunisien. L’Islamisme millénaire et le constitutionalisme qui ne date que d’une soixantaine d’années. Bourguiba, instigateur de la République, avait énormément insisté sur la notion de Destourien afin de moderniser la notion d’Etat et de combattre la Chariaa basée sur les croyances d’époques révolues.
Or, les résultats des élections ont bien montré combien l’islamisme est encore ancré dans les mémoires. La masse silencieuse qui n’a pas voté reste encore trop importante produisant des acteurs politiques en manque de légitimité.
La notion de République non encore ancrée
On peut protéger et respecter des croyances, mais elles ne peuvent en aucun cas s’imposer en tant que lois qui gèrent les rapports humains d’un peuple. La République unit ses citoyens, non pas par des croyances, mais par un territoire, une constitution et un drapeau. Des notions pas encore définitivement intégrées dans les esprits.
Or ce peu de notions républicaines établies et respectées par le président Habib Bourguiba ne nous ont donné qu’une dictature, que l’on qualifie aujourd’hui d’éclairée. A comparer à celle d’un Ben Ali qui nous a fait atterrir dans une dictature corrompue, clientéliste et policière qui s’est terminée par une révolution.
Voilà qu’on rajoute aujourd’hui une nouvelle notion qu’est la démocratie alors que la population n’a pas définitivement intégré toute la notion de République.
Les Islamistes usent de religion et de son aspect sacré dans le cœur des gens pour arriver au pouvoir. Les modernistes eux, divisés entre destouriens, rcdistes, nationalistes arabes et gauchises ont trouvé pratique le clientélisme de Ben Ali et l’instrumentalisation de l’héritage Bourguibien pour renforcer leur légitimité honteuse face à un islamisme triomphant.
Comme nous n’avons pas réussi une réconciliation nationale à travers une justice transitionnelle, que nous n’avons pas encore une Cour constitutionnelle, nous pataugeons dans l’amateurisme politique et l’immoralité. Nous nous trouvons de ce fait, au plus bas de l’échelle démocratique avec les plus mauvais acteurs. Ce qu’il faut quand même garder à l’esprit dans tout cela, c’est que politiquement parlant, cette situation est tout à fait « normale » après des siècles de soumission. Il faut avoir la patience de traverser ces zones de turbulences tout en gardant à l’esprit qu’il faut à tout prix sauver l’économie pour éviter le chaos. Quant à la société civile, elle se doit de continuer le renforcement de ses fondements et sa structuration car elle reste l’unique rempart contre toutes sortes de dérives encore possibles. Etat d’urgence économique, cour constitutionnelle et société civile doivent devenir nos objectifs immédiats. Ce sont les garde-fous de toute régression.