Toute évaluation de la prestation du gouvernement actuel devrait nécessairement faire référence aux engagements pris par son Chef, dans son discours d’investiture. Des engagements auxquels le gouvernement a réussi à donner suite, selon Lotfi Ben Sassi, conseiller économique de Youssef Chahed.
Dans cette interview accordée à l’Economiste maghrébin, Lotfi Ben Sassi aborde aussi des sujets relatifs à l’emprunt émis par la Tunisie sur le marché international, aux entreprises et aux banques publiques, au dernier accord salarial conclu avec l’UGTT, au glissement du dinar, au remaniement ministériel…
La dernière sortie de la Tunisie sur le marché international a fait couler beaucoup d’encre entre adeptes et opposants. Quelle est la philosophie derrière cette sortie ?
Les sorties sur le marché international sont une mine pour les marchés émergents. Il y a eu dernièrement une amélioration de la perception du risque sur ce marché, ce qui était, entre autres, derrière le choix du timing de la sortie de la Tunisie.
Je pense que c’est fondamental pour la Tunisie d’habituer le marché à des sorties fréquentes, pour être constamment dans le radar. Rester deux ans sans sortie risque d’éloigner le pays des radars des bailleurs de fonds internationaux. Des pays comme la Turquie ou l’Egypte font entre 2 à 3 sorties par an.
La sortie sur le marché international est donc un exercice d’image de premier ordre pour le pays plutôt qu’un besoin en ressources pour le Trésor ou pour le stock des réserves de change. Ce test est d’autant plus important que l’évaluation du FMI de son programme lancé avec la Tunisie nous est favorable.
A ce propos, nous avons l’idée de créer une agence de la gestion de la dette pour gérer, entre autres, ces sorties sur le marché international.
Outre cette accalmie sur le marché international, la sortie de la Tunisie sur ce marché a-t-elle été aussi motivée, selon vous, par une certaine éclaircie au niveau des fondamentaux locaux ?
L’éclaircie au niveau local était bien visible depuis le mois de mars 2018, où une sorte de renversement de tendance ou d’inflexion a eu lieu reflétant les prémices d’une certaine reprise de l’économie. Cette inflexion s’est confirmée, par la suite, par la consolidation de plusieurs secteurs stratégiques à l’instar du tourisme, de l’agriculture, du textile… Certaines industries manufacturières comme les industries mécaniques et électriques ont, toutefois, connu un certain ralentissement mais elles ont continué à s’inscrire dans une tendance positive.
D’ailleurs, dans les trois dernières revues du FMI, l’évaluation de ce dernier reflétait une amélioration sur les quatre repères quantitatifs retenus (les nettes réserves internationales, le refinancement au niveau de la Banque centrale, le déficit budgétaire et la masse salariale). Cette évaluation montre aussi que nous commençons à avoir un certain contrôle sur les fondamentaux macroéconomiques du pays.
A partir de mars 2018, le contexte local était donc favorable à une sortie sur le marché international, sauf qu’à l’échelle internationale, ce n’est que dernièrement qu’une accalmie a commencé à se faire sentir. Et c’est ce qui explique le timing retenu par la Tunisie pour sortir sur ce marché.
Ne pensez-vous pas que l’un des quatre fondamentaux que vous venez d’évoquer pourrait être remis en cause par le dernier accord salarial signé en faveur des entreprises publiques et qui sera probablement relayé par un autre accord concernant la fonction publique. Ces accords ne sont-ils pas de nature à perturber le repère relatif à la masse salariale, sauf à parier sur un regain de croissance ?
On peut toujours parier sur la croissance, mais il faut savoir que les hypothèses d’une croissance de 3,1% et d’un déflateur autour de 6% retenues par le projet de Loi de Finances 2019 ne permettraient pas de miser sur une augmentation très significative du dénominateur de manière à réduire le rapport de la masse salariale.
Il faut savoir aussi que les derniers ajustements des salaires ont été dictés par la perte significative du pouvoir d’achat. On ne pourrait pas aller jusqu’au bout et compenser complètement l’inflation, mais un certain ajustement était quand même nécessaire. Et là j’aimerais souligner que les estimations avancées par les uns et les autres concernant l’impact de ces augmentations sont pour le moins irréalistes. Ces augmentations sont autour de 5%.
Mais c’est quand même un secteur plombé par la dette. On aurait aimé que cet accord salarial soit accompagné par un engagement de la part des entreprises publiques à redresser leur productivité !
L’UGTT n’est en effet pas contre les réformes visant l’amélioration de la gouvernance et de la productivité des entreprises publiques. A ce titre, nous sommes actuellement en phase de déploiement pour la mise en place de la réforme des entreprises publiques qui s’articule sur trois axes importants :
Le premier axe concerne la gouvernance de l’Etat, c’est-à-dire la politique de participation de l’Etat dans ces entreprises et les modes de gestion de ces participations. Le deuxième axe est relatif à la gouvernance interne de ces entreprises. Le troisième englobe tout ce qui est restructuration financière (recapitalisation, partenariats stratégiques…).
Le pilotage de cette stratégie de réforme sera confié à l’Unité de gestion par objectifs (UGPO) récemment créée au sein de la Présidence du gouvernement. Cette stratégie sera aussi menée avec le soutien financier de l’Agence française de développement (AFD), qui a mobilisé un financement de 100 millions d’euros en soutien à la réforme de la gouvernance des entreprises publiques. Les premiers 50 millions d’euros seront aussitôt décaissés comme on vient de mettre en place l’UGPO. La deuxième tranche de 50 millions d’euros sera débloquée parallèlement au lancement de la réforme proprement dite.
Engager les réformes sera synonyme d’assainissement, de restructuration et peut-être aussi d’augmentations de capital pour certaines entreprises avec l’éventualité que l’Etat ne puisse pas suivre. Avez-vous prévu une certaine forme de désengagement, sachant qu’il est clairement mentionné dans l’accord signé qu’il ne peut y avoir de privatisation ?
Dans le cadre de la réforme prévue, les entreprises publiques seront traitées au cas par cas, selon les spécificités de chaque entreprise. La priorité sera donnée, en premier lieu, à la restructuration, à l’instauration des règles et des pratiques de bonne gouvernance. La discussion de la politique des participations de l’Etat dans ces entreprises se fera, dans une deuxième étape, une fois ces entreprises redressées.
Ne pensez-vous pas qu’il y a aujourd’hui nécessité de lever cette confusion entre privatisation et dénationalisation qui règne dans les esprits dès qu’il est question d’entreprises publiques ?
Malheureusement en Tunisie, une entreprise privée n’est souvent pas perçue comme une entreprise nationale, bien que nous ayons un bon nombre d’entreprises privées dont on s’honore de leur patriotisme. En Allemagne, ce qui fait la force de l’économie, ce ne sont pas les entreprises publiques, mais plutôt les entreprises privées. Aux Etats-Unis aussi ce sont les entreprises privées qui assurent l’essor du pays.
En Tunisie, c’est toute une mentalité qui doit changer et ce changement doit être l’affaire de tous.
Ne jugez-vous pas qu’un changement soit aussi nécessaire dans la manière avec laquelle les entreprises publiques sont aujourd’hui gérées dans le sens d’une plus grande autonomie de gestion en cohérence avec l’impératif d’efficacité ?
Une plus grande autonomie de gestion est l’un des objectifs de notre stratégie de réformes. Mais pour que les entreprises publiques soient à même d’assumer cette autonomie de gestion, il faut qu’elles améliorent d’abord leurs capacités de gouvernance, de gestion de ressources humaines et leur transparence.
Mais il ne faut pas oublier, qu’outre la rigidité de gestion qui pénalise les entreprises publiques, certaines d’entre elles sont aussi contraintes de subir le coût de la cohésion sociale que la collectivité doit assumer. Rares sont les entreprises de service public de par le monde qui fassent des bénéfices.
Il y a le service public et le secteur public. Pour le service public, on peut comprendre que la cohésion sociale ait un coût que la collectivité doit assumer, sauf que lorsqu’il faut 400 employés au sein d’une entreprise, il ne devrait pas y avoir 800. Pour les entreprises du secteur public, celles-ci sont quasiment en compétition avec les entreprises privées, il n’y a donc aucune raison pour qu’elles soient en situation de sureffectif. Qu’en pensez-vous ?
C’est absolument vrai, sauf que le premier acte d’une réforme ne devrait pas être celui de distribuer des chèques pour des départs volontaires.
Il y a certainement des redéploiements à faire, une certaine discipline à rétablir, une nouvelle répartition des tâches à instaurer. Tout cela se décidera au fur et à mesure que la stratégie de réforme se met en place.
L’autre idée importante à retenir est que le sureffectif dont vous parlez pourra être aussi fortement soluble dans le développement de l’activité de certaines entreprises publiques. Je citerais l’exemple de Tunisair ou encore de la CPG pour qui la meilleure solution d’atténuer le poids de la masse salariale c’est de développer l’activité, de multiplier les sites de production…
Je dirais même que les entreprises publiques qui se trouvent surtout dans des zones fragiles comme c’est le cas de la CPG sont contraintes à se développer.
Les marges de développement de l’activité pour une entreprise comme la CPG sont grandes, et je pense que cette entreprise gagnerait à s’inscrire dans une démarche de développement plutôt que dans une logique de préservation de certains indicateurs comptables.
Cette entreprise est condamnée à se développer et à optimiser son activité d’autant plus qu’elle a créé une sorte de distorsion du marché du travail dans sa zone d’activité, car quand on a une entreprise avec une moyenne de salaires de 2000 dinars, il devient difficile de créer une autre industrie aux alentours.
Ne pensez-vous pas que cette distorsion soit aussi l’œuvre du marché parallèle ? Une étude récente menée au sud, au centre (Kasserine et Sidi Bouzid) et au nord-ouest (le Kef et Jendouba) a montré que les jeunes entre 18 et 30 ans, habitués au marché parallèle où ils cumulent généralement plusieurs fonctions, ne sont plus prêts à travailler en dessous d’un certain niveau de revenus Médenine (1100-1300 dinars), Sidi Bouzid-Kasserine ( 900-1100 dinars ), Jendouba et Le Kef
( 700-900 dinars)).
C’est tout à fait vrai et c’est ce qui explique aussi le recours excessif des jeunes de ces régions à l’immigration clandestine car ils cherchent généralement des niveaux de revenus comparables à ceux du marché parallèle. Il faut donc intégrer progressivement le circuit parallèle de sorte à pousser les gens à chercher des emplois dans le formel mais cela ne peut se faire qu’à dose homéopathique.
Pour revenir à l’emprunt émis par la Tunisie, vous dites bien que le pays est sorti pour acter sa présence sur le marché international, ce qui pourrait être perçu comme un acte de courage et de foi dans l’avenir. Le dernier accord salarial peut aussi être perçu comme un acte de dégel social. Sauf que la concomitance des deux faits pourrait aussi pousser à penser que l’Etat s’endette pour payer les salaires, d’autant plus que les entreprises publiques qui font l’objet de l’accord salarial traînent un boulet de 12 milliards de dinars de dettes.
L’Etat vient également de conclure la cession de Zitouna Bank pour une enveloppe de 370 millions de dinars. Plutôt que de se servir de cette cagnotte pour la consommation et les salaires, cette enveloppe devrait appartenir aux générations futures quitte à la placer dans un fonds générationnel. Où en est le gouvernement de cette approche ?
Quand il est arrivé au pouvoir, ce gouvernement avait en effet deux possibilités, opter pour une fuite en avant à travers des mesures de facilité, ou affronter une réalité des plus difficiles quitte à sacrifier sa popularité.
En août 2016, alors que ce gouvernement prenait ses fonctions, le déficit budgétaire était de 7,4%, et une augmentation de 9% du taux d’endettement était prévue pour la fin de l’année 2016, en raison notamment du déficit budgétaire, du glissement du dinar et de la révision à la baisse des prévisions de la croissance qui génère mécaniquement une baisse des recettes et une évolution des dépenses.
Dans son discours d’investiture devant le parlement, le Chef du gouvernement avait pris trois engagements essentiels :
Le premier consiste à maîtriser les équilibres financiers du pays à travers une réduction du déficit budgétaire et une atténuation du niveau d’endettement. Le deuxième concerne la remise en marche des moteurs de la croissance du pays, (phosphates, hydrocarbures, tourisme, agriculture, industrie manufacturière, services …) et là il s’agit d’un processus qui demande du temps.
Le troisième engagement consiste à protéger les classes sociales les plus vulnérables, partant du fait que la maîtrise des équilibres financiers génère toujours un coût social (inflation, perte du pouvoir d’achat).
Pour évaluer le bilan du gouvernement, il faut donc évaluer son degré de respect de ces trois engagements pris.
En termes d’équilibres financiers, ce gouvernement a réussi à ramener le déficit budgétaire de 7,4% en août 2016, à 6,1% en 2017 et à 4,9% prévus pour 2018. Et c’est la première année depuis la révolution que la loi de finances complémentaire ne prévoit pas de dérapage du déficit budgétaire malgré la hausse du baril. La loi de finances pour 2019 prévoit 3,9 % de déficit budgétaire. Et c’est une responsabilité que nous avons choisi d’assumer étant conscients des risques qu’une persistance du creusement du déficit budgétaire pourrait générer.
En plus de l’accent mis sur la réduction du déficit budgétaire, un effort considérable est aussi consenti pour améliorer le taux de couverture des dépenses par les recettes propres de l’Etat. Pour 2019, on prévoit un taux de couverture de 75% alors qu’on était descendu à 69% en 2016. Et c’est à ce niveau que se pose la question si l’Etat s’endette pour payer les salaires et les dépenses courantes ou s’il est en train de travailler sur ses ressources propres pour diminuer ce phénomène. C’est vrai qu’il y a une partie de l’endettement qui continue à servir pour couvrir les dépenses courantes, mais ce qui est notable, c’est cet effort déployé pour atténuer ce phénomène, pour l’éradiquer dans une étape ultérieure. L’éradiquer du jour au lendemain est une mission impossible vu l’ampleur des engagements pris par l’Etat et le volume important de la masse salariale.
S’agissant du deuxième engagement relatif à la croissance, celle-ci était de 0,6% avec une part significative des services non marchands (recrutements dans le service public). On est actuellement à 2,8 % avec une part de 0,1% pour les services non marchands et 2,7% de croissance réelle. C’est vrai qu’une bonne part de la croissance est exogène (tourisme, agriculture), mais on ne peut tout de même pas la sous-estimer, d’autant plus que des intentions d’investissement intéressantes sont exprimées dans l’industrie.
Et à ce niveau là, je voudrais ouvrir une parenthèse très importante pour expliquer le lien entre l’industrialisation du pays et le glissement du dinar. En effet, d’aucuns peuvent penser que ce gouvernement c’est celui qui a laissé filer le dinar. D’abord, il faut savoir que c’est Chedly Ayari qui a initié ce glissement en avril 2016 avant l’arrivée même de ce gouvernement au pouvoir. Ensuite, pour comprendre cette question de glissement du dinar, il faut toujours faire le rapport avec les réserves de change.
Au lendemain de la révolution, il y avait pratiquement 11 milliards de dollars en termes de réserves de change. En août 2016, quand le gouvernement de Youssef Chahed est arrivé il n’en restait que 5, 5 milliards de dollars. Aujourd’hui, nous en sommes à 4,4 milliards de dollars. 6 milliards de dollars ont été sacrifiés pour défendre un dinar devenu surévalué.
La gravité de la situation ne réside pas dans le stock de devises sacrifié et qui pourrait être reconstitué une fois le pays redressé, mais plutôt dans la baisse de compétitivité et le choc subi par le tissu industriel que cela a généré.
En défendant un dinar surévalué, on a, en effet, poussé les industriels à fermer leurs usines et à favoriser les importations avec un dinar bon marché. L’environnement social difficile et la rigidité de l’administration ont aussi accentué cette tendance vers la désindustrialisation du pays. Ce qui est grave. Il fallait bien, par conséquent, que ce rattrapage ait lieu.
Le problème c’est qu’il faut se ressaisir à un certain moment. Ne pensez-vous pas qu’il eût mieux fallu dévaluer d’un seul coup, et garantir ainsi une certaine stabilité pour envoyer, au moins, un signal fort de visibilité aux investisseurs, notamment de portefeuille ?
Dévaluer d’un seul coup suppose d’avoir les moyens de préserver la valeur du dinar. Ce qui n’est pas le cas pour la Tunisie. Pourtant, il y a dites-vous des signes de reprise. Pour revenir aux moteurs de la croissance, je souligne aussi la reprise du tourisme. Au 20 octobre 2018, les recettes touristiques ont dépassé, pour la première fois depuis la révolution, les revenus du travail des Tunisiens résidents à l’étranger, ce qui est très positif. D’ailleurs, les hôteliers ont été surpris par l’ampleur de la reprise en 2018 et la bonne nouvelle c’est que cette reprise va leur permettre d’améliorer leur politique des prix en 2019. S’agissant de tout ce qui est extractif, notamment le phosphate et les hydrocarbures, il faut noter que le taux de couverture de la balance commerciale hors énergie s’est amélioré de 2,4 points durant les huit premiers mois de 2018, par rapport la même période de l’année 2017. Energie incluse, le taux de couverture a enregistré une légère baisse de 0,1 point. La balance hors énergie permet d’apprécier la vitesse d’ajustement du net export.
Alors que la marge de rattrapage en matière d’énergie est énorme sachant que le pays produit actuellement moins de 50% de ce qu’il produisait en 2010 !
Absolument. Pour information, le champ Nawara de Tataouine, qui entrera en exploitation en juin 2019, va générer des recettes à l’Etat de l’ordre de 500 millions de dollars.
Pour revenir aux engagements du gouvernement, je dirais qu’un effort important a été fourni pour l’accompagnement des couches vulnérables (familles nécessiteuses, femme rurale,…) même si du chemin reste à faire et même si l’intervention de l’Etat ne peut pas englober toute la classe moyenne.
Donc pour faire le bilan du gouvernement, il faut faire référence aux engagements pris mais aussi au contexte dans lequel nous agissons.
L’autre question qui préoccupe l’opinion publique c’est celle relative aux banques publiques. Plusieurs spécialistes s’accordent à dire qu’il n’y a aucune raison pour que les trois banques restent dans le giron de l’Etat et qu’on peut à la limite garder la BNA. Encore que si une banque des régions va être mise en place, la BNA pourrait aussi être privatisée. Qu’en pensez-vous ?
L’opinion publique a aussi des interrogations sur le rôle joué par la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC) censée être le bras financier de l’Etat !
S’agissant de la CDC, je pense que l’idée derrière sa création était bonne sauf que le cadre juridique qui régit son fonctionnement et la contraint à une obligation de rémunération minimale mériterait d’être révisé pour qu’elle puisse contribuer plus efficacement au développement de l’économie nationale.
Pour les banques publiques, il faut rappeler qu’elles ont été recapitalisées en 2015. La BNA va devoir procéder à une nouvelle augmentation de capital pour se conformer aux nouveaux ratios prudentiels de la Banque centrale de Tunisie, mais cette augmentation de capital ne va pas faire appel aux deniers publics.
Pour ces trois banques publiques, tout changement de la structure du capital doit obligatoirement passer par l’ARP, mais je pense personnellement que le problème des banques publiques est un faux problème.
Le problème réside, à mon avis, dans la structure concurrentielle du paysage bancaire tunisien aussi bien public que privé. Il n’y a pas de vraie concurrence entre les banques tunisiennes aujourd’hui, ce qui les place dans une zone de confort très peu favorable au développement de l’offre bancaire.
Et je pense qu’il incombe aujourd’hui à l’Etat d’imposer, d’une manière structurée, une certaine concurrence sur le marché de manière à pousser les banques à innover et à repenser leurs business modèles.
Encore faut-il fixer les limites d’intervention de la Banque centrale en tant qu’organe de supervision et celles du ministère des Finances ?
Les expériences internationales sont différentes dans ce domaine. Dans les pays émergents, il devrait y avoir toujours un chef de file pour orchestrer le changement. Cet acteur de changement pourrait être un ministre des Finances réformateur ou un gouverneur. Cela dépend des prérogatives données à l’un et à l’autre, de l’équilibre politique, du contexte local.
Au Maroc par exemple, ce ne sont pas les ministres des Finances successifs qui ont fait qu’il y ait un système bancaire prospère mais c’est plutôt un gouverneur de la Banque centrale qui a lancé cette dynamique.
En Tunisie, dans un souci d’harmoniser les actions de la Banque centrale et celles du ministère des Finances, nous venons de lancer une initiative de « Banking review » à l’image de ce qui a été entrepris en Angleterre en 2012, pour réactiver les mécanismes de transmission et de pénétration des crédits, suite à la crise des subprimes, lorsqu’ils ont constaté que certains canaux, comme le canal du crédit, ne fonctionnaient plus, malgré l’argent injecté par la Banque d’Angleterre et la Banque centrale européenne dans les banques.
Cette initiative est pilotée par la présidence du gouvernement en coordination avec le ministre des Finances et le gouverneur de la BCT, avec le soutien d’experts anglais et nationaux. A travers cette initiative, nous avons également formulé des recommandations pour repenser la structure concurrentielle du paysage bancaire tunisien.
L’idée, encore une fois, c’est que la vision souvent véhiculée par certains experts mais aussi par la Banque mondiale, selon laquelle le sauvetage de l’économie passe inévitablement par la privatisation des banques publiques, n’est pas très juste. Une meilleure contribution du système bancaire au financement de l’économie passe par une structure plus concurrentielle du système bancaire tunisien qui pousserait les banques à innover et les impliquerait davantage dans le développement du pays.
Il est donc plus que jamais temps d’en finir avec la situation d’oligopole dans laquelle se trouvent les banques tunisiennes, qui asphyxie l’économie et profite davantage aux actionnaires des banques.
Les banques publiques doivent aussi avoir la même latitude et la même autonomie de gestion que le secteur bancaire privé. Etes-vous dans cette démarche ? Si une banque publique voulait avoir une filiale à l’étranger, a-t-elle aujourd’hui la possibilité de le faire ?
Nous sommes bien dans cette approche de doter les banques publiques d’une plus grande autonomie de gestion. L’ARP a en effet voté un projet de loi permettant aux banques publiques de négocier leurs créances accrochées, ce qui constitue une avancée en matière de gestion bancaire publique.
Les banques publiques, qui étaient soumises aux restrictions de l’article 96 du Code Pénal qui les prive de la moindre possibilité de négociation de leurs créances, et sujettes à l’article 25 de la comptabilité publique les obligeant de passer par une loi pour l’abandon des droits et créances revenant à l’Etat, sont aujourd’hui juridiquement mieux armées pour mener la concurrence avec les banques privées.
Pour mémoire, le gouvernement a autorisé la Banque de l’Habitat à participer à un appel d’offres pour une prise de participation dans la banque de l’Habitat de la Côte-d’Ivoire sauf que l’offre a été remportée par une banque concurrente. C’est dire que notre vision pour les banques publiques vise à pallier l’asymétrie avec le secteur bancaire privé en dotant les banques publiques des mêmes moyens juridiques et des mêmes possibilités d’action.
Et qu’en est-il de la banque des régions ?
C’est une fusion entre la Société Tunisienne de Garantie (SOTUGAR) et la Banque de financement des petites et moyennes entreprises (BFPME). C’est un peu le modèle de Bpifrance, la Banque Publique d’Investissement. Cette banque sera dotée d’un capital initial de 400 millions de dinars dont 25% vont être déployés en 2019. Et c’est significatif.
Le pays est aujourd’hui tétanisé, entre remaniement ou pas. Cet état de «ni ni» est néfaste pour le pays, car il n’y a pas pire que l’incertitude pour les décideurs économiques. Comment voyez-vous un éventuel remaniement ?
Au-delà des noms, je pense qu’un remaniement doit surtout apporter plus de cohésion et moins de compromis. Plus de courage politique et moins de calculs. On a, malheureusement, beaucoup souffert de ministres écartelés par des intérêts opposés (administration profonde, organisations…). Nous avons aujourd’hui besoin d’un groupe homogène, neutre et prêt à engager les actions nécessaires, même si ces actions vont à l’encontre de certains intérêts.
Le maintien du Chef du gouvernement sera, dans ce sens, le garant d’une certaine stabilité politique étant donné que l’orientation et l’approche globale seront maintenues. Le Chef du gouvernement a certainement des idées précises de la façon dont ce remaniement doit être mené. Je pense qu’il y a une volonté de restreindre les portefeuilles.
Votre mot de la fin ?
Je considère personnellement que s’il y a un projet structurant pour le pays, qui puisse permettre à la fois un gain considérable de productivité, plus de transparence, une meilleure efficacité dans la lutte contre la corruption, une meilleure création d’emplois et de richesses, ce serait sans doute la digitalisation, avec ses deux volets touchant à l’administration et à l’économie.
La digitalisation de l’administration permettra, en effet, d’énormes gains de productivité, de compétitivité et de transparence, ainsi qu’un meilleur service public et de meilleures conditions de vie pour les citoyens.
La transformation digitale de l’économie et des finances est aussi synonyme d’une meilleure inclusion financière, d’une plus grande efficacité de l’écosystème économique, d’une meilleure bancarisation et d’une plus grande mobilisation de l’épargne, d’une lutte plus efficace contre l’évasion fiscale…
L’année 2019 devrait, à mon avis, être placée sous le signe du lancement du processus de digitalisation comme seul moyen pour transformer le pays.