Riadh Sidaoui, politologue et directeur du Centre arabe de recherche et d’analyse politique (CARAPS) à Genève, revient sur le nouveau gouvernement Youssef Chahed. Il décortique la scène politique tunisienne à la lumière de la conjoncture actuelle.
Leconomistemaghrebin.com :
L’Assemblée des représentants du peuple a approuvé récemment la nouvelle composition ministérielle du gouvernement Youssef Chahed, suite à un remaniement ministériel. Que pensez-vous de la nouvelle formation ? D’après vous, quels sont les défis qui se dressent devant ce gouvernement d’ici les prochaines élections?
Riadh Sidaoui :
Je ne crois pas qu’il existe plusieurs défis pour ce gouvernement. D’ailleurs, stopper la décadence de la classe moyenne en arrêtant ou en faisant stagner l’inflation relève du miracle. Ce gouvernement doit, entre autres, mettre un frein à la dépréciation du dinar. Mais il ne faut pas s’attendre à un miracle étant donné que ce gouvernement est limité par un mandat d’une année. Un ministre a beau être compétent. Cependant, il ne peut pas faire un diagnostic, établir une stratégie et la mettre à exécution en une année. Pendant cette année, un ministre ne peut que gérer les affaires courantes de son département.
Ce gouvernement doit veiller à ce que les élections se déroulent au mois d’octobre 2019 dans le cadre de la transparence et de la loyauté. Je rappelle que certains craignent que Youssef Chahed se présente aux élections. Une question se pose : est-ce que Youssef Chahed va utiliser la machine étatique ou pas ? Sur ce point, nous ne pouvons pas anticiper.
Dans ce gouvernement remanié, nous avons constaté qu’il existe une certaine nostalgie de l’ancien régime, notamment avec Kamel Morjane, le dernier ministre des Affaires étrangères de Ben Ali. Lors de ce remaniement, Youssef Chahed a tiré la carte internationale en désignant un ministre de confession juive René Trabelsi. C’est un message adressé à l’Union européenne et aux États-Unis pour dire que la Tunisie est ouverte et tolérante. C’est aussi un message pour promouvoir une belle image de la Tunisie. Il s’agit d’un appel pour la réussite de la saison touristique. En conclusion, Youssef Chahed a joué intelligemment la carte internationale à mon avis.
Nous voyons bien qu’il s’agit d’un gouvernement pro-américain. Le Chef du gouvernement Youssef Chahed est inconstestablement pro-américain, contrairement au Président de la République qui est plus proche de la France. Il va sans dire qu’il existe un conflit latent entre la France et les États-Unis sur la Tunisie. Je dis même que la France a perdu la partie dans ce gouvernement.
Cette situation reflète aussi la complexité du système politique tunisien. Je me permets, à cet égard, de vous rappeler qu’il existe trois types de régime politique dans les démocraties. Le régime présidentiel comme celui des États-Unis. Dans ce système, le président a une double casquette : celle de Président de la République et celle de Chef du gouvernement. Dans ce cas de figure, le Président dispose de la prérogative de nommer tous ses ministres. Il n’a de comptes à rendre qu’au Congrès et à la limite au pouvoir judiciaire, qui représentent à eux deux le contre-pouvoir effectif.
Le deuxième système politique est le système parlementaire pur et dur. A cet égard, je rappelle le célèbre cas de l’Italie où on ne connaît presque pas le président italien et où le parlement a tous les pouvoirs. Le troisième système consiste en la combinaison entre les pouvoirs exécutifs. A savoir, un chef de gouvernement élu par le parlement et un président élu au suffrage universel.
Je reviens au cas de la Tunisie. Nous avons choisi un système plus proche du système français que de celui américain. A mon avis la Tunisie a choisi un système politique qui se situe entre le système parlementaire italien et le système français.
Est-ce que Nidaa Tounes est divisé en deux parties une pro-française et une autre pro-américaine ? Je me dis peut-être. Il existe une crise et comme Youssef Chahed l’a dit, c’est une crise autour de Nidaa Tounes. Au début, le parti était composé de figures de proue de la gauche, syndicalistes, anciens destouriens et autres. Arrivé au pouvoir, ce parti s’est éclaté. Il s’est davantage préoccupé du partage du gâteau oubliant l’ennemi d’hier, à savoir le mouvement Ennahdha. C’est un fait que tout le monde doit reconnaître : Nidaa Tounes d’aujourd’hui n’est plus celui de 2014. Et même au niveau constitutionnel, la première force politique n’est plus Nidaa Tounes, c’est maintenant le mouvement Ennahdha. Alors que ce dernier n’a pas formé le gouvernement. A mon avis, il veut instaurer l’islamisation d’une manière progressive, sur le long terme. Il veut attendre les élections de 2019 pour faire une démonstration de force électorale. Ainsi, il préfère observer la mutation du paysage politique avant les élections de 2019. D’ailleurs, il n’est pas exclu que de nouvelles forces politiques émergent suite aux élections de 2019.
On parle souvent d’une candidature probable de Youssef Chahed à la présidentielle. Pensez-vous qu’il a le profil adéquat pour la présidence de la République ?
En ce qui me concerne voici les critères d’un président capable de séduire voire de conquérir la base électorale. Il faut qu’il soit orateur et charismatique. Un président ou futur président doit être capable de faire vibrer la foule. Pour le moment, je ne vois pas Youssef Chahed comme personnalité charismatique. D’autre part, il n’a pas de parti politique. Cela incite à s’interroger sur le profil et les orientations des personnes qui vont l’aider au cas où il voudrait se présenter à la présidentielle.
Les élections de 2019 auront-elles lieu ? Certains affirment le contraire vu que l’ISIE n’a pas encore de président, que la cour constitutionnelle est encore un voeu pieux et étant donné le conflit entre le Chef du gouvernement et le Président de la République…
Quand il s’agit d’un rendez-vous électoral, il faut le respecter. C’est cela aussi la démocratie. Rached Ghannouchi , à l’époque de la Constituante, avait dit que son mandat n’irait pas au-delà d’une année. Or elle est restée en fonction pendant trois ans. Au sens de la démocratie, les deux ans supplémentaires sont illégitimes. C’est la même chose pour les élections de 2019. Si les élections législatives et présidentielle de 2019 ne se tiennent pas à temps, les trois présidences seront illégitimes.
Force est de constater que les Tunisiens n’ont plus confiance aux partis politiques. Cela nous amène à dire que les prochaines élections pourraient être marquées par deux phénomènes : l’émergence de mouvements politiques citoyens indépendants et le boycott des élections par un grand nombre de Tunisiens. Les élections municipales en sont la preuve.
En Suisse, le taux de participation aux élections n’est que de 30%. Pourtant il est possible de voter en ligne. Le citoyen peut même envoyer son bulletin de vote par un courrier affranchi. Pour le cas de la Tunisie, la désaffection des jeunes pose problème. Ils sont déçus et pensent que les élections n’apporteront aucun changement.En 2011, les Tunisiens étaient très enthousiastes pour voter. En 2014, ils l’étaient moins. A chaque fois, le taux de participation baisse. Cette baisse est due à la classe moyenne qui ne croit plus aux promesses des politiciens. Cette classe a essayé le mouvement Ennahdha. Elle a aussi essayé Nidaa Tounes. Résultats des courses : rien n’a changé. Donc, l’attitude des jeunes et de la classe moyenne est compréhensible.
Il s’agit d’une crise de confiance entre les citoyens notamment les jeunes et l’élite politique. Monsieur Tout-le-Monde voit les choses autrement. Il se dit qu’il a participé à une révolution sociale dont le slogan principal est « Travail, liberté, dignité ». Mais il s’est trouvé face à des gouvernements pléthoriques comme ceux des années 60 à l’époque de l’Union soviétique.
Figurez-vous que la Suisse, qui a un PIB de 680 milliards de dollars, est dirigé par un gouvernement de sept ministres. Alors que le gouvernement de Hamadi Jebali était composé de 42 membres. Cette situation s’explique par la volonté du partage du gâteau. Sur ce plan, nous sommes devant une grande crise. En définitive, le boycott des élections s’explique par les mauvais choix économiques de la Tunisie. Il s’agit de choix économiques considérés par la masse populaire comme étant contre-révolutionnaires.
Quand les partis politiques classiques sont en crise, ils n’arrivent plus à convaincre les électeurs. Ainsi d’autres formations qui ne sont pas forcément politiques interviennent. Nous les appelons mouvements sociaux ou mouvements citoyens. Souvent ces mouvements sont composés de jeunes marginalisés par le système. Dans cette situation, les jeunes se présentent comme une nouvelle alternative qui refusent la monopolisation entre deux grands partis politiques. Il s’agit de jeunes qui maîtrisent leur quartier et qui sont proches des électeurs.
Quel avenir pour le consensus entre Nidaa Tounes et le mouvement Ennahdha d’après vous ?
Le consensus entre ces deux partis sera renouvelé pour la simple raison qu’ils sont très proches sur deux points. Tous les deux sont favorables à l’économie de marché. Ils ne prônent pas une thèse sociale ou socialiste. A titre d’exemple, ils ne revendiquent pas la nationalisation. De même, ils sont tous les deux pro-américains et ils s’intègrent dans le système de l’OTAN. La différence c’est que l’un porte une barbe et l’autre boit de la bière. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les deux partis sont très proches surtout qu’ils prônent la démocratie néolibérale à l’américaine et non pas la démocratie de l’État providence.
Pensez-vous que le Front populaire pourrait se présenter comme une alternative après la fin du consensus entre Nidaa Tounes et le mouvement Ennahdha ?
Le Front populaire est un front composé de militants de gauche, nationalistes arabes, marxistes et d’intellectuels. La majorité de ses membres militent depuis les années soixante. Cependant, le problème de ce front est son élitisme. Son discours est élitiste par rapport à la classe moyenne et à la classe défavorisée. De plus, la propagande anti-gauche accuse les militants de gauche d’être hostiles à l’Islam. Malheureusement pour le Front populaire, les quartiers populaires sont très sensibles à ce volet.
Le Front populaire peut convaincre l’élite et les cadres mais pas les couches populaires. Cette classe sociale, en principe et en théorie, est très favorable aux programme socioéconomiques du Front populaire. Mais ces quartiers sont dominés par les islamistes et les radicaux qui occupent un terrain qui n’est pas le leur. Je recommande à ce parti de vulgariser son discours auprès des couches populaires afin qu’il puisse avancer et se frayer un chemin. De plus, le Front populaire ne dispose pas d’un média influent propre à lui ou proche de lui. Cela complique la communication pour lui.