Qui a tort, qui a raison ? La question n’est plus là. C’est de demain qu’il s’agit aujourd’hui. La grève dans la fonction publique annoncée depuis deux mois par la centrale ouvrière a eu lieu.
L’UGTT a fait la démonstration de sa détermination et de sa force à défendre le droit de ses adhérents que d’ailleurs aucun ne conteste. Elle dit ce qu’elle pense et fait ce qu’elle dit. Elle est dans son rôle. La centrale syndicale ne pouvait, quoi qu’on ait pu dire, s’y dérober sans se disqualifier, se discréditer et se marginaliser aux yeux de bataillons de militants prêts à en découdre quoi qu’il arrive. Car c’est de leur pouvoir d’achat, de leur statut social et de leur dignité qu’il s’agit. On ne saurait les traiter comme les parias des salariés alors qu’ils formaient le plus grand contingent de cette classe moyenne promue jusque-là à la faveur de notre émergence économique, sociale et politique. Faut-il qu’ils soient les seuls des forces vives de la nation, en dehors des chômeurs et des retraités, à se faire exclure du banquet national, fût-il aux maigres ressources ?
L’UTICA a fini par jeter du lest en dépit d’une conjoncture économique des plus difficiles. Elle a consenti des augmentations de salaires de l’ordre de 6,5% alors que la plupart des entreprises industrielles ou commerciales qui lui sont affiliées ne sont pas loin du dépôt de bilan.
L’industrie touristique, bien que convalescente, en a fait de même. Elle a fait contre mauvaise fortune bon cœur. Les banques et les compagnies d’assurances, aux bilans flamboyants, n’avaient opposé aucune résistance. L’écart de salaires entre le sommet et la base les prive de tout argument financier ou moral.
Les entreprises publiques, qui sont pourtant à l’agonie, n’ont pu être ménagées par leur tutelle. L’Etat a cédé sur toute la ligne sans que l’on sache par quel miracle ces entreprises, à l’encéphalogramme plat, vont devoir honorer ces engagements dont on ne voit nulle trace visible dans le budget de l’Etat si ce n’est dans la rubrique « subventions » qui n’engagent au final que le contribuable citoyen usager.
Comment dans ce tourbillon d’augmentations quasi généralisées des salaires, sans le plus souvent de véritables contreparties productives – dont on devine qu’elles seront pour l’essentiel financées par l’inflation – comment exclure l’immense contingent de fonctionnaires qui représente la principale forteresse de la centrale ouvrière. Nul argument, aussi fondé soit-il, ne saurait les dissuader ni les détourner de leur revendication de récupérer ce que l’inflation leur a fait perdre de leur pouvoir d’achat.
Qu’importe pour eux que la masse salariale dans la fonction publique ait dépassé toutes les normes mondiales et qu’elle ne soit plus soutenable. Rien ne saurait justifier à leurs yeux le gel de leurs salaires pour ne pas déclencher l’ire du FMI qu’on a connu plus compréhensif et plus conciliant par ailleurs, sous d’autres cieux, dans des situations moins vertueuses et moins prometteuses politiquement que la nôtre.
On a beau dire et expliquer que les salaires ont explosé en 8 ans passant de 6 à 15% du PIB quand celui-ci n’a progressé que d’à peine 10%, rien ne leur fera entendre raison quand la triste et difficile réalité oppose un cinglant démenti.
Les agents de l’Etat dans leur écrasante majorité vivent une sorte de régression sociale attestée par les chiffres officiels. Qui font état d’une perte de pas moins de 40% de leur pouvoir d’achat. Les élus, privilégiés d’hier, qui incarnaient une sorte d’aristocratie ouvrière, sont aujourd’hui rejetés à la périphérie, devenus qu’ils sont les soutiers d’une croissance qu’on ne voit pas venir en dépit d’incessantes annonces.
Le problème n’est pas nouveau. Pour n’avoir pas été traité à la racine, il surgit à chacune des étapes de négociations salariales.
En plus épineux, plus dur, et plus complexe. Aujourd’hui, l’étau se resserre sur le gouvernement qui avoue son incapacité financière à satisfaire, ne serait-ce que partiellement, la demande d’augmentation de salaires de son pléthorique effectif. Pour autant, son incapacité ne doit pas le conduire au refus. Car il se prive ainsi de l’essentiel : sa marge de négociation. Même à défaut de trouver un accord, il importe de savoir le plus exactement possible sur quoi l’on s’oppose et l’on s’affronte. Plus et mieux nous savons avec exactitude ce qui nous sépare et divise, plus les conflits sont dépourvus d’arrière-pensée. C’est ainsi que les négociations feront avancer la démocratie. Elles gagneront en clarté et en efficacité. La démocratie, dit-on, n’a pas vocation à éradiquer les divergences, à faire évacuer les conflits. Mais elle est la mieux indiquée pour les faire coexister. Et au besoin pour les réguler.
Il aura manqué dans le récent conflit qui a opposé l’UGTT au gouvernement le maillon essentiel : le dialogue qu’il faut construire au plus vite. Et c’est le plus important pour éviter que ce conflit n’empire et ne déstabilise ce qui reste de l’économie.
L’UGTT hausse de nouveau le ton et annonce, au lendemain du 22 novembre, une nouvelle grève générale élargie au secteur public à la mi-janvier, le mois de tous les dangers. L’idée même d’une grève générale étendue au secteur privé est dans tous les esprits si les négociations au sujet de la fonction publique piétinent ou n’aboutissent pas à solder les effets de l’inflation.
On aurait tort de ne pas prendre au sérieux ces menaces tant la centrale ouvrière se sent dans son droit et se dit victime d’une politique de revenus qui a fait imploser notre modèle social et mis fin aux illusions et aux espoirs de la classe moyenne. Celle-ci, au périmètre désormais très réduit, a beaucoup perdu de sa cohérence.
Le gouvernement, pour sa part, n’est pas sourd aux doléances des uns et des autres. Il écoute, entend et comprend d’autant plus vite qu’il est déjà en campagne électorale. Mais il se dit- ce qui est vrai – privé de ressources, de moyens financiers et de marge de manœuvre pour laisser filer ne serait –ce que modérément les salaires de la fonction publique… Il ne peut les augmenter sans creuser les déficits jumeaux, et l’endettement. Il ne peut surtout augmenter les salaires au risque de crever la barre des 15% du PIB faisant ainsi allumer tous les feux de l’enfer et la colère du FMI. Pour autant, il n’est pas à court d’arguments – l’ampleur de la contestation ouvrière est passée par là – et de force morale pour convaincre nos bailleurs de fonds de la vanité et de la gravité de leur décision. Le gouvernement, même remanié, ne peut tout régler dans l’immédiat. Il lui suffit de réaffirmer sa détermination et sa volonté de réformer l’Etat, d’assainir le secteur public, de rétablir progressivement la vérité des prix et de réduire le périmètre de la fonction publique.
La variable d’ajustement n’étant pas le niveau de salaires des agents de l’Etat aujourd’hui parmi les plus faibles au monde. Le gel des salaires serait la pire des solutions. Il priverait l’Administration des compétences humaines nécessaires pour conduire le changement, la transition économique et technologique.
La solution réside dans la réduction de l’effectif et de son redéploiement. Elle consiste à en optimiser le rendement et à sanctionner la paresse, l’inefficacité et à réhabiliter le mérite. Il faut muscler la fonction publique, en améliorer le rendement en élevant les rémunérations. Pour attirer les meilleurs dont l’Administration a tant besoin. Sans quoi, on pénalisera le développement des entreprises orphelines aujourd’hui de vision et de véritable politique industrielle.
Mais que faire dans l’immédiat pour tempérer l’impatience et l’ardeur revendicative des salariés ?
La solution est du ressort des pouvoirs publics. Le mieux qu’ils puissent faire est de libérer les énergies, l’investissement et la croissance qui doit être délestée de ses scories et de ses multiples entraves.
L’évidence s’impose : elle la part des salaires a atteint des proportions alarmantes au point de stériliser le budget de l’Etat en raison d’absence de croissance du PIB. Du coup, un seul mot d’ordre : allumer les feux de la croissance, remettre en ordre de marche les entreprises publiques au besoin en les libérant du joug de l’Etat.
Il y a besoin de réactiver les moteurs de l’investissement et des exportations en mal de compétitivité. Il y a aussi nécessité de rationaliser nos importations aujourd’hui débridées à cause d’un jeu perfide du pouvoir ou du moins de certaines de ses composantes. Ultime impératif : sauver le soldat dinar aujourd’hui en déperdition. Tous nos déboires actuels viennent de la dépréciation ininterrompue de notre monnaie nationale. Celle-ci n’a rien d’une dévaluation compétitive. Elle est sans incidence réelle sur les exportations plus sensibles à l’effet qualité qu’au critère prix. Elle n’a pas non plus impacté les importations : les produits d’origine turque ou chinoise, assez bon marché ont inondé le marché local sans qu’aucune contrainte ne vienne les limiter.
Résultat : un déficit commercial abyssal qui bat chaque mois son triste record. Avec pour corollaire, l’explosion de la dette et une dépréciation du dinar qui n’en finit pas de chuter et d’appauvrir le pays. Et au final, une inflation qui accentue les inégalités sociales, menace de détruire la cohésion sociale et la solidarité nationale.
L’ennui est que pour retrouver les chemins de la croissance, il faut un large consensus et une vraie paix sociale. Et une politique budgétaire et fiscale de nature à dissiper les malentendus, à rétablir la confiance et à rallumer les ardeurs entrepreneuriales.
Le temps manquera-t-il au gouvernement Chahed pour construire le nécessaire cercle vertueux, capable de propulser plus haut la production, les salaires et la valeur du dinar, tout en terrassant les démons de l’inflation ? Pas vraiment, pas nécessairement. Mais c’est moins affaire de pédagogie que d’action sur le terrain.
Il suffit de voir apparaître de sitôt les signaux annonciateurs d’un véritable redressement économique fort et durable pour enregistrer et constater les premiers signes de décrispation, de détente et d’apaisement social sans lesquels il ne sera même plus permis d’espérer.