Le mouvement quasi-insurrectionnel qui traverse la France revêt la part d’angoisse des nations de perdre la main sur leur propre destin … En effet, au-delà des mesures concrètes qui ont déclenché le mouvement (hausse des taxes et du coût de la vie quotidienne), c’est le sentiment des classes moyennes et populaires de payer le prix fort des choix fiscaux, économique et sociaux du président Macron.
C’est ce que traduit le caractère remarquable du mouvement des « gilets jaunes » : il est animé et soutenu par des classes moyennes qui ont le sentiment d’être les perdants du jeu de la mondialisation-libéralisation économique. D’où la question de la viabilité démocratique d’un modèle économique et social qui créé plus de richesses, lesquelles se trouvent accaparées plus que jamais par une minorité ?
Macron : le « président des riches »
En outre, le mouvement nourri fondamentalement par des facteurs immatériels, par des passions dont on oublie qu’elles animent le rapport au pouvoir (y compris à celui qui censé l’incarner). On est actuellement au-delà de la traditionnelle défiance à l’égard des élus (déjà pointée par Rosanvallon, qui parle de « démocratie de la défiance », dans son essai sur la contre-démocratie). On est au-delà, comme le montre l’enquête annuelle du CEVIPOF sur la confiance politique, les responsables politiques sont depuis des années majoritairement perçus comme « corrompus » et suscitent le « dégoût »… Tout cela était déjà prégnant au moment de l’élection du président Macron… Ce qui a permis une sorte de basculement ou de « passage à l’acte », tient plus à la personne même de l’actuel président : c’est E. Macron qui cristallise la colère populaire. Ce qui nous renvoie à la question de la nature du régime et de celui qui y exerce le pouvoir : d’un côté, on vit dans un régime présidentialiste qui conjugue personnalisation-centralisation du pouvoir et irresponsabilité politique du président (c’est pourquoi l’impasse politique est vite arrivée en cas de crise impliquant le président : voir l’affaire Benalla) ; de l’autre, on a une posture présidentielle, qui, derrière la modernité affichée (la France, Etat compris, est conçue comme une « start-up nation » dit-il), conjugue des formes archaïques d »exercice du pouvoir (verticalité, unilatéralisme décisionnel (ni concertation, ni reconnaissance des corps intermédiaires), protection du secret/clan (affaire Benalla)) et un rapport tout aussi archaïque à ses propres citoyens (qualifiés de « Gaulois réfractaires », de « gens (qu’on croise dans les gares et) qui ne sont rien », tout en parlant du « pognon de dingue » que coûte les minima sociaux alors qu’il venait de supprimer l’ISF, etc.). Cette posture et ce langage présidentiels sont ressentis comme la manifestation d’une violence symbolique et d’un mépris de classe, qui ne font que prolonger une politique (économique, fiscale, etc.) elle-même perçue comme fondamentalement injuste, illégitime. C’est donc son autorité qui est directement et profondément affectée. E. Macron est devenu le symbole malgré lui, des fractures qui traversent le pays (on pourrait élargir au contexte de la mondialisation et de ses effets sur les rapports entre les peuples et leurs élites dénationalisées). Le paradoxe est fort : celui qui, constitutionnellement est le premier des « représentants de la nation » symbolise en fait la division de la nation. La situation politique est inextricable.
Le précédent des soulèvements arabes ?
Si les ressorts de ce mouvement font écho à un même mouvement décliniste qui traverse l’Europe et le monde occidental, sans être étrangers à la force motrice des soulèvements populaires qui ont saisi des sociétés arabes profondément inégalitaires sur les plans social et territorial. Les motivations des soulèvements se rejoignent autour d’aspirations communes qui se traduisent d’abord par la contestation du « système » en place, par l’appel à la justice sociale, à la dignité individuelle et collective. Sans être d’une grande précision, les revendications exprimées étaient également liés à la dignité. Autre point commun, les insurrections populaires n’ont pas été impulsées par des organisations officielles, institutionnelles ou partisanes. D’où cette impression de phénomènes spontanés. Cet aspect est peu surprenant compte tenu de la répression dont a fait l’objet toute opposition réelle aux régimes en place. Ce vide a été comblé par des mobilisations collectives d’une société civile – que l’on croyait inexistante ou du moins moribonde – et qui s’est retrouvée dans la « rue » et dans les réseaux sociaux. La spontanéité initiale de ces mouvements sans assise idéologique ou religieuse particulière, ni même de chef emblématique, s’est avérée une force pour une dynamique diffuse et insaisissable. Enfin, à l’instar du mouvement des « gilets jaunes » en France, les soulèvements des sociétés arabes ont su conjuguer des formes de mobilisation classiques (rassemblements et manifestations de masse, sit-in, grèves générales) et le recours à des technologies modernes de communication qui se sont notamment substituées à une presse écrite traditionnelle le plus souvent liée au pouvoir en place, ou du moins strictement contrôlée. Malgré une surveillance étroite des médias et des nouvelles technologies de communication – internet, réseaux sociaux, téléphones portables – les régimes arabes ont été incapables de briser les liens ainsi tissés entre les activistes blogueurs et autres cyber-dissidents. Ces moyens modernes de communication utilisés de manière intensive et continue par la jeunesse arabe et urbaine ont permis de faire circuler l’information, de désenclaver et de mobiliser des activistes a priori inexpérimentés et désorganisés…
Dès lors, une question se pose : la France est-elle à l’aube de la chute du régime ? Loin s’en faut. La Ve République a déjà démontré sa solidité. Le régime est en passe de devenir le le plus long que l’histoire de France ait connu. Une étonnante longévité et pérennité qui confortent son titre honorifique de « vice-doyenne » des constitutions françaises (la IIIe République détenant encore le record de longévité). En sus de sa permanence, la Constitution de 1958 a donné à la France un régime politique et institutionnel stable, structuré et relativement solide, qui a su surmonter les difficultés auxquelles il a été confronté. Mieux, les épisodes difficiles qui ont rythmé son histoire n’ont fait que le renforcer : la décolonisation algérienne (1958-1962), une crise politico-sociale majeure (Mai 1968), le départ de son « Père-fondateur » (1969), le décès d’un président de la République en exercice (1974), l’alternance politique (1981), des périodes de « cohabitation » officielles (1986-1988, 1993-1995, 1997-2002) ou officieuses (1974-1976, 1988-1991), des attaques terroristes de grande ampleur… De tels événements auraient pu emporter d’autres régimes. Une telle longévité témoigne de la capacité d’adaptation de la Loi fondamentale et de ses acteurs politico-institutionnels. Mais cette fois-ci, la sortie de crise suppose plus qu’une simple adaptation : c’est un nouveau contrat social qui semble nécessaire…