« L’entreprise et les réformes de rupture » ! C’est le thème central de la 33ème édition des Journées de l’entreprise. On comprend -et on partage- le signal d’alarme de l’IACE et son instance de voir engager les nécessaires réformes qui tardent à se mettre en œuvre. Tout le monde en parle, mais tel un serpent de la mer, personne ne les voit venir. Au risque d’aggraver le poids des contraintes des entreprises qu’il faut impérativement libérer d’entraves qui n’ont plus cours ailleurs, chez nos concurrents et compétiteurs.
Le sujet est d’une brûlante actualité au regard des difficultés des entreprises exposées à des surcoûts externes, aux origines diffuses, complexes et multiples qu’elles subissent sans qu’elles puissent les maîtriser.
Comme si face à l’inévitable, il faut qu’elles se résignent quel qu’en soit le prix à payer. Au demeurant, elles ne sont pas les seules concernées. Le problème – on serait tenté de dire le mal – est plus vaste et plus complexe puisqu’il freine et pervertit l’inévitable transformation économique et sociale sans laquelle il n’y aurait pas de véritables avancées.
Les réformes de rupture ; l’intitulé exprime à lui tout seul un degré très élevé d’urgence. La question est certes d’une grande pertinence, mais elle n’est pas nouvelle. Question tout aussi lancinante que récurrente. Pour mémoire, elle a été au centre de la réflexion et du débat engagés l’année dernière à l’occasion du Forum international de l’Economiste maghrébin sous le thème : « Mobilité et ruptures… ». L’urgence frappait déjà à nos portes.
Ruptures et Mobilité, ces questions nous interpellent et s’imposent d’elles-mêmes. Nous sommes en effet ballottés par les vents d’un changement à la fois brutal et profond. Un changement qui ne serait rien d’autre qu’une succession rapide de ruptures aux effets sans commune mesure avec ce que nous avons connu jusque-là. De fait, le monde vit au rythme de ces ruptures qu’elles soient économiques, technologiques, financières et sociétales.
Il change et se transforme à une vitesse à donner le vertige sous la déferlante de la révolution numérique. Malheur aux retardataires. Il n’est d’autre choix pour les nations jeunes ou matures que de s’adapter ou périr. La ligne de fracture ne sépare plus l’hémisphère Nord de celle du Sud, elle est relayée et aggravée par la fracture digitale qui traverse les strates des sociétés du Nord comme du Sud. Ce qui s’y passe aux Etats-Unis d’Amérique, en France et dans d’autres pays européens et ailleurs en est la triste illustration. Les exclus de la mondialisation et de la Nouvelle économie jonchent déjà les bords de route. Ils sont légion aux quatre coins de la planète.
L’économie numérique, la prolifération de l’intelligence artificielle, pour ne citer que celles-là, provoquent à l’heure qu’il est d’énormes ruptures dans la chaîne de valeur. Elles modifient déjà, de fond en comble, notre manière de penser, de produire, de consommer, de se comporter, de vivre et de se projeter dans le futur. Nos procédures administratives, notre législation sociale, de change et fiscale, notre système d’enseignement et de formation doivent s’inscrire dans les mutations et épouser les contours d’un monde qui se transforme.
Camper sur ces mêmes positions, celles d’avant, des temps immémoriaux, nous conduira plus vite qu’on ne le pense au déclin et à la marginalisation.
Il faut entreprendre de véritables transformations de notre arsenal législatif désuet pour le mettre au niveau des standards mondiaux, en conformité avec les exigences de la mondialisation des économies. On doit engager de réelles réformes qui ne soient pas de simples replâtrages sans lendemain, sans pour autant éveiller les soupçons et susciter le refus, la contestation et la colère des uns et des autres.
Et c’est là que réside le fond du problème : comment, en effet, concilier les deux termes d’une équation qui paraît pour le moins insoluble ?
Ce défi est à la mesure des enjeux. Pour preuve ! La réglementation des changes est caduque. La fiscalité est confiscatoire, sans cohérence aucune et contre- productive. La législation du travail fait le lit du chômage plus qu’elle ne favorise l’emploi. Le régime des retraites est déconnecté de la réalité démographique et des équilibres financiers de la sécurité sociale. La Caisse générale de compensation (CGC) est un legs d’un passé révolu qui, dans sa forme actuelle, obstrue l’avenir. L’enseignement et la formation professionnelle sont en retard d’une révolution pédagogique et technologique. Et il faut à l’évidence repenser et redéfinir le rôle et l’action de l’Etat devenu très grand pour les petits problèmes et trop petit pour les plus grands. Il y a besoin, il y a nécessité d’ouvrir un vaste chantier de réformes de fond, de rupture pour reprendre l’expression de l’IACE. Ces réformes sont d’une impérieuse nécessité, d’une ardente obligation.
L’absence de réformes de cette importance et de cette nature nous coûte chaque année plusieurs points de croissance. Le résultat est bien plus grave : stagnation de l’économie, montée du chômage, faible redistribution des revenus, explosion des déficits – notamment extérieurs – et de la dette. L’urgence de réformes… de rupture ne fait aucun doute. Ce qui n’enlève rien à la nécessité de préparer avec d’infinis soins et de précautions les modalités d’exécution et de mise en oeuvre pour ne pas tomber dans des travers pires que le mal qu’on voudrait soigner et guérir. Toute réforme si nécessaire, si utile, si juste, si urgente soit-elle doit être préparée, pensée, réfléchie, menée avec doigté et discernement. Elle serait d’autant plus utile pour la marche de l’économie qu’elle mettrait en cause un certain nombre de privilèges, de droits acquis, de zones de confort et d’intérêts corporatistes. Elle n’est pas perçue et ressentie de la même manière par l’ensemble du corps social.
Les réformes structurelles soulèvent le plus souvent moins d’approbation que de réticences, de résistance et d’opposition. Cela se comprend. C’est pourquoi, il importe de les préparer scrupuleusement, de les mettre en perspective, de les expliquer pour en faciliter la compréhension et susciter l’adhésion de tous sinon du plus grand nombre. Elles ne doivent pas être décrétées d’en haut sans que les populations concernées ne soient consultées, sans que soit institué un véritable cadre de dialogue et de concertation.
Les réformes n’aboutissent que si elles sont perçues et considérées comme la « propriété » de l’ensemble du corps social. Celui-ci, de par sa nature, rejettera d’emblée toute idée qui fera de lui un simple « locataire ». Il faut beaucoup de pédagogie, une réelle ingénierie des réformes et beaucoup d’humilité des gouvernants qui ont la charge de mener des réformes de rupture. Celles-ci nécessiteraient un long travail de préparation, d’explication, de concertation, de persuasion à la mesure de leur capacité de transformer l’économie et la société. Ce n’est pas le fait qu’elles soient justes, utiles et indispensables qui en garantirait l’approbation et le succès. Il faut beaucoup plus que cela pour éviter contestation, rejet, agitation sociale, bref tous les motifs de refus et d’opposition au changement. Plus les réformes s’inscrivent dans une logique de rupture, plus il est indispensable de les accompagner par des mesures compensatoires, de nature préventives pour ne pas exacerber les frustrations et faire monter la tension. Il faut certes beaucoup de courage politique pour oser ce genre de réforme des structures. Mais la sagesse voudrait que l’on se garde des risques inconsidérés et ne pas présumer de sa force et de son pouvoir. Sans quoi les réformes pourraient dégénérer en contestation, en troubles sociaux et en désobéissance civile. L’exemple français des Gilets jaunes – qui pourrait faire tache d’huile – est à cet égard très significatif.
Réformer en profondeur pour mieux s’inscrire dans cette ère de rupture qui est la nôtre ? Oui bien sûr. Le gouvernement en a pris l’engagement. En a- t-il d’ailleurs le choix ? Mais savoir réformer, conduire le changement, les transformations économiques et sociales est tout aussi important et bien plus difficile. Pour que les motifs d’espoir portés par ces réformes ne se transforment en cauchemar politique et social.
Le risque est réel dès lors qu’il faut réformer en profondeur sur fond de crise politique, économique, financière, sociale et morale. Les réformes de cette nature sont d’autant plus difficiles à engager quand le pays ou en tout cas une large majorité de la population ne se reconnaît pas dans le comportement trouble et troublant de la classe politique. L’image qu’elle renvoie d’elle est très abîmée et la confiance est très ébranlée. On mesure ce désaveu, ce discrédit, cette défiance, ce rejet des politiques à la très faible participation des électeurs à chaque rendez-vous électoral. Ce n’est jamais un bon signe pour la démocratie. Cela pourrait bien signifier que la légitimité n’est pas là où elle doit être. Elle s’exprime moins au sein de l’Assemblée des représentants du peuple, voire à travers l’exécutif, qu’elle se manifeste de la manière qu’on lui connaît dans la rue. Qui ne s’embarrasse plus et qui ne craint plus de le faire savoir.