L’année se termine moins bien qu’elle n’avait commencé : dans l’incertitude, le doute et la douleur. Elle s’achève avec une seule certitude : le ventre qui a enfanté la bête immonde est encore fécond. Le terrorisme qu’on dit avoir vaincu a de nouveau endeuillé le pays. Il frappe quand il veut, s’attaque à nos icônes et aux symboles de l’Etat et de la République.
Terrorisme résiduel dites-vous ? L’attaque de Sbiba (Kasserine) tourne à la démonstration de force au point de susciter d’inquiétantes questions sur son enracinement, ses connexions et ses complicités. Il sème la terreur dans ces régions laissées -pour- compte, si lointaines du Bon Dieu et si proches des monts Samama, Chaâmbi… où sont retranchés et prolifèrent ces poches et foyers terroristes. Qui cherchent à susciter le doute sur notre volonté et notre capacité de les affronter. Autant de messages macabres cryptés dont on tarde à connaître les commanditaires. Il y a pourtant urgence, car les départs d’incendie menacent d’embraser tout le pays. L’Etat a le devoir de défendre et de protéger les populations de ces régions au même titre qu’il a l’obligation de leur assurer une vie digne et décente. Au plan national, il a l’impérieux devoir de sanctionner la dangereuse dérive religieuse de sombres théologiens de l’université zeitounienne qui menacent d’excommunier tout député qui voterait en faveur de l’égalité des genres et de l’héritage. Y a-t-il plus abjectes, plus dangereuses et plus coupables que de telles menaces qui sont pour le moins des incitations à la violence, à la haine et à la discorde. Elles provoquent autant de déchirures dans le corps social et l’édifice républicain que les attentas terroristes. La barbarie n’a pas de frontière. On s’étonne du silence des pouvoirs publics alors même qu’ils déploient à tout vent l’étendard de la modernité et du progrès. L’année 2019 apportera sans doute confirmation de leurs intentions.
2018 tire à sa fin dans le tumulte d’une Assemblée des représentants du peuple (ARP) en furie ; qui n’existe que pour elle -même et au service d’intérêts troubles et souvent non identifiés. Elle renvoie d’elle une image exécrable, celle aussi d’un pays abîmé, tombé en déshérence par des luttes politiques d’un autre âge quand elles ne sont pas fratricides.
On attendait de vraies discussions au sujet du budget de l’Etat et de la Loi de Finances 2019, on espérait un débat contradictoire, responsable, républicain, comme il sied aux démocraties en devenir. C’était pure illusion. A croire qu’on s’est trompé d’adresse et de lieu. On a eu droit à un spectacle affligeant, un simulacre de pugilat où tous les coups sont permis. Les manigances, les insultes, les fausses et vraies accusations et les menaces y tenaient lieu d’argumentaires. C’est le degré zéro de la politique. Difficile de tomber plus bas. Mais qui sont-ils, d’où viennent-ils et pour quoi faire ? Dire qu’on a voté pour eux pour se voir au final infliger une telle punition. Qui s’y reconnaît dans ce capharnaüm ? Qui n’y éprouve pas un sentiment de gêne, d’indignation, de frustration, de révulsion et pour tout dire de rejet de la politique ?
On perd de vue l’essentiel et on se focalise sur l’insignifiant pour de futiles considérations. Le vacarme et les vociférations des députés à l’allégeance aux partis et aux groupes d’individus, dont on devine la puissance, l’influence occulte et le rôle, jettent une ombre sur les débats budgétaires. On oublie que derrière les chiffres, les projections – s’il y en a -, les tendances lourdes, et les nécessaires équilibres financiers, il devrait y avoir une volonté politique, un projet de société, une vision d’avenir, une ambition et un véritable dessein national. C’est de cela qu’on devrait débattre. Ce débat, hélas est largement escamoté. D’une loi de finances à une autre, il y a à chaque fois davantage de brouillard et donc moins de visibilité au grand dam des acteurs économiques et sociaux et des ménages qu’on ne ménage guère. Pendant ce temps, la rue gronde, s’agite et menace. La contestation se multiplie et se propage. La Centrale ouvrière fait mine de suivre le mouvement et/ou feint d’en être l’auteur pour ne pas se couper de sa base, de ses instances régionales et de ses fédérations qui ont pris le pouvoir et une autonomie qu’elles n’avaient jamais connus par le passé. Les revendications et les conflits sociaux se durcissent et se radicalisent. Il n’y a plus de limite à l’action syndicale. Qui se sent protégée par la crainte des pouvoirs publics d’oser l’impensable : l’affrontement avec son cortège de violence institutionnelle. Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Sans doute parce que le fruit n’a pas été à la promesse des fleurs du printemps tunisien : il y a eu depuis tant d’accumulations d’attentes déçues, de frustrations… Sans doute aussi à cause de la désorganisation et de l’opacité du paysage politique, autant que pour des raisons de politique politicienne et de calculs électoralistes dont on mesure au fil des ans les effets toxiques.
L’autorité de l’Etat est partout mise à mal. D’abord par ceux –là mêmes qui sont censés l’incarner ; ses propres troupes pléthoriques, plus de 600.000 fonctionnaires. Il en faudrait moins de la moitié pour assurer les prestations qui les feront grimper dans l’estime et l’échelle des valeurs des citoyens contribuables. Vent débout, ils brandissent la menace d’une grève générale le 17 janvier 2019. On ne saurait mieux démarrer la nouvelle année. Ils revendiquent des augmentations de salaires et de meilleures conditions de vie. Ils ne manquent pas, il est vrai, de motifs pour faire campagne. Ils mettent en avant la détérioration de leur pouvoir d’achat, à cause de l’érosion monétaire, des effets néfastes de l’inflation, de la dépréciation du dinar qui cote moins d’un tiers d’euro, deux fois moins qu’il y a huit ans ! L’Etat ne donne pas à penser qu’il s’emploie et s’ingénie à leur venir en aide en laissant dépérir nos hôpitaux, nos écoles et nos moyens de transport collectifs qui manquent de tout et de l’essentiel. Ils sont dans un état de délabrement comme jamais par le passé. Les moins nantis comme ceux qui disposent de revenus intermédiaires sont dans ces conditions, le plus souvent contraints de recourir aux cours particuliers, aux écoles et cliniques privées et au mode de transport individuel. Ils s’inscrivent, à leur corps défendant, dans une échelle de prix beaucoup plus élevée que celle qui a cours dans le secteur public. Ceux qui n’y parviennent pas en font les frais et ils sont nombreux, au grand déshonneur de la République. Plus de 100 000 élèves quittent chaque année l’école. Pour aller grossir les rangs des exclus et des sans-espoir… On sait hélas où cela les mène et à quoi ils peuvent s’exposer.
Education, santé, transport… C’est ici que résident les réserves, les gisements et les opportunités de gain de pouvoir d’achat. Sans que cela grève outre mesure le budget de l’Etat. Il faut certes du temps et des moyens financiers pour réhabiliter et mettre à niveau le service public mais au final, beaucoup moins qu’en laissant filer les salaires et… l’inflation.
Il n’est pas dit qu’on y arrive facilement : l’hémorragie de médecins spécialistes qui fuient nos hôpitaux le plus souvent pour des destinations lointaines – plus de 600 en deux ans – laissera de lourdes séquelles.
Les salariés de la fonction publique ne sont pas les seuls à monter au créneau, en première ligne, pour s’assurer un meilleur partage de la valeur ajoutée à laquelle ils contribuent assez peu. Les membres des professions libérales, tous corps confondus, se déchaînent à leur tour pour des raisons qui paraissent moins légitimes. C’est moins le chômage ou l’inflation que leur contribution au budget de l’Etat qui les fait soulever. Ils sont réfractaires à toute forme d’imposition. Ils se servent de prétextes et de subterfuges moraux douteux pour échapper à l’impôt : on ne doit pas toucher à leurs privilèges et à leur zone de confort. Et dire qu’ils ont le plus profité au cours de leur longue scolarité de la manne de l’Etat, autant dire de l’argent du contribuable salarié.
2018 fut à bien des égards une année difficile. Tous les protagonistes sociaux avaient ceci de commun de vouloir puiser dans les ressources de l’Etat sans contrepartie aucune. Oubliant au passage ce principe de réalité qu’on ne peut répartir que ce que l’on produit à des conditions de coûts concurrentielles. Le bassin minier, coeur battant de l’économie, tout comme l’activité pétrolière ne laissent pour l’instant apparaître aucun sursaut, aucun signe de vitalité : ils sont comme frappés de paralysie. Leur production a chuté de plus de moitié alors même que leurs effectifs ont explosé. Ils sont devenus le réceptacle de la misère et du malheur de régions en proie au chômage, au sous-développement et à la pauvreté. Ils assuraient autrefois rentrées de devises et aisance financière sans que les régions concernées en aient pu bénéficier. Les mêmes activités, exposées au rouleau compresseur des revendications creusent aujourd’hui le déficit public et commercial. On espérait à cet égard une accalmie sociale et une reprise de la production pour 2018. Au lieu de quoi, l’année finit plus mal qu’elle n’a commencé. Et ce n’est pas la suppression du ministère de l’Energie qui va arranger les choses. Le recul quasi structurel de la production minière n’est pas sans rapport avec le déficit de pédagogie. Les dirigeants doivent aller chercher dans ces hauts lieux du militantisme la croissance autant avec les dents qu’avec le coeur. Il n’y a aucune fatalité au déclin du Groupe chimique ou de l’extraction pétrolière. Il faut sans doute réactiver, sinon créer, les ressorts d’un dialogue responsable et conséquent qui associe employés, élus, société civile et les jeunes sans-emploi des régions concernées.
En huit ans, nous n’avons pas réussi à restaurer la confiance, à construire les canaux d’un dialogue social apaisé, loin de toute considération démagogique. La 9ème année serait-elle la bonne ? On voudrait bien le croire.
Il faut un sens aigu de l’Etat, beaucoup de courage politique pour ne pas se laisser aller à des promesses électoralistes qui ajoutent aux frustrations, au marasme, aux difficultés économiques, à la crise et au blocage politiques et institutionnels. Les formations politiques et les personnes qui sont déjà en campagne pour les législatives et la présidentielle doivent avoir à l’esprit l’après-2019. Si rien n’est entrepris d’ici-là, si aucune des grandes réformes structurelles n’est engagée de nature à alléger le poids de la dette – devenue insoutenable – du déséquilibre extérieur et du déficit abyssal des caisses de retraite, le pire sera à craindre. Il y aurait alors pour seul horizon dès 2020 la récession, la mise à prix du pays, l’austérité pure et dure, l’effondrement du dinar, des investissements et de l’emploi qui ont déjà grise mine. Et pour couronner le tout, un climat quasi insurrectionnel.
Fin 2018, au terme de huit années de transition politique, économique et sociale des plus difficiles et à l’issue incertaine, le pays sort exsangue. La croissance est en berne – même si 2018 a été illuminée par une légère éclaircie -hypothéquant ainsi de réelles avancées sociales. A-t-on tout tenté ? Aurions-nous pu mieux faire dans un contexte politique instable et on ne peut plus conflictuel ? A qui la faute ? Difficile de se prononcer. Seul motif de satisfaction, on n’a pas tout perdu puisque on a réussi à préserver l’essentiel : cet immense acquis que sont nos libertés individuelles et collectives. Qu’il faut protéger de leur propre excès. Les libertés tout comme les droits seront tout le temps en suspens aussi longtemps que derrière, elles ne sont pas protégées par des obligations et des devoirs qu’il ne faut jamais transgresser. C’est d’ailleurs au nom de ces libertés retrouvées que les salariés, les fonctionnaires, les membres de professions libérales, les chômeurs et les retraités s’arrogent le droit de manifester, de crier leur colère, leurs revendications, de débrayer et de faire grève. Le risque est que cette contestation tous azimuts se banalise, s’agglomère jusqu’à paralyser la vie économique et l’action gouvernementale. On en voit déjà les premiers symptômes au crépuscule d’une année qui nous a valu beaucoup de désagréments, de difficultés, de doutes et d’incertitudes et peu d’espoir. Osons espérer voir se dissiper ces signaux aux premières lueurs de 2019 dont on sait qu’elle sera l’année de tous les enjeux, élections obligent. A charge pour les politiques d’assumer leurs obligations et leurs responsabilités pour éviter qu’elle ne soit celle de tous les dangers. Serait-ce trop leur demander ? Bonne et heureuse année 2019.
Vous dites: « On s’étonne du silence des pouvoirs publics alors même qu’ils déploient à tout vent l’étendard de la modernité et du progrès ».
Pourquoi s’étonner depuis qu’il y a un grand parti au pouvoir qui manipule à merveille le double et le triple langage, selon ses auditeurs…