Il faut avoir la foi du charbonnier pour croire que tout va bien dans le meilleur des mondes possibles pour la classe moyenne. La situation de la classe moyenne tunisienne raconte l’histoire de la décadence d’un moteur important de l’économie à savoir la consommation. A travers ses multiples mutations depuis l’indépendance jusqu’à l’époque post-révolutionnaire, en passant par le règne de Ben Ali, la classe moyenne relate l’histoire d’un ordre social décadent.
Notre propos dans cet article n’est pas de braquer la lumière sur le pouvoir d’achat de cette catégorie sociale, ni faire une approche économique pour sa situation actuelle. Bien évidemment, cela a bel et bien était fait par plusieurs études dont la dernière est celle de l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES).
Ce think tank a affirmé, lors d’une étude publiée en décembre 2018, que la catégorie des « cadres et les professions libérales moyennes » dans la classe moyenne a enregistré une baisse de 37,6% en 2010 à 36,3% en 2015 avec une augmentation des chômeurs et une baisse du nombre des retraités. Par ailleurs, les hauts cadres appartiennent de plus en plus à la classe moyenne. Comment la classe moyenne en est arrivée à cette situation d’un acteur sociologique et économique important à l’expression d’un malaise dans le pays ?
Foued Ghorbeli, enseignant-chercheur en sociologie à la Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis, décortique l’évolution de la classe moyenne depuis l’ère de l’indépendance jusqu’à l’époque post-révolutionnaire.
Quand la classe moyenne était le fruit de l’ère de l’indépendance
La classe moyenne est incontestablement liée au pouvoir politique. Partant de ce constat, le jeune sociologue affirme que l’État de l’indépendance a crée la classe moyenne. Pour pouvoir créer cette classe, le régime de Bourguiba a misé sur l’éducation comme un véritable ascenseur social dont la finalité est s’assurer l’intégration économique au marché de l’emploi.
À cela s’ajoute que la classe moyenne croyait fermement à la valeur de l’école publique. Mais ne nous leurrons pas, le régime politique a crée la classe moyenne dans le cadre de tout un projet politique. Ainsi, le système politique trouve sa légitimité ,entre autres, à travers l’émergence et « l’essor » de cette classe.
Cependant, les années 80 cachent un tournant décisif pour la classe moyenne. Voici que la Tunisie s’est soumise au réajustement structurel et par conséquence s’est lancée à l’économie de marché. Ainsi, le Fonds monétaire international (FMI) a imposé à l’État tunisien d’accorder plus de prérogatives au secteur privé au détriment du service public.
« A ce moment, l’État a commencé progressivement de céder le service public et entamer l’ère de l’économie du marché », fait-il remarquer. Ainsi l’école publique est devenue un ascenseur social en panne, regrette le jeune sociologue. « Aux années 90, un autre facteur fait son apparition. Il s’agit du chômage des diplômés de l’enseignement supérieur » ajoute-t-il. Le phénomène était nouveau à cette époque surtout que dans les années 70, l’obtention d’un diplôme universitaire rime avec l’accès à la fonction publique. Foued Ghorbel soutient que ce phénomène a annoncé le début de la dégradation de la classe moyenne.
Continuant dans le même sillage, Foued Ghorbel affirme que la massification de l’enseignement a fait son apparition dans la même période fin des années 80, début des année 90. « Tout le monde étudie et obtient un diplôme pour vivre une longue période de chômage », regrette-t-il. Suite à l’émergence de ces deux phénomènes, l’université tunisienne est devenue une usine à chômeurs, et on assiste alors à des diplômés travaillant dans le secteur informel.
Le mensonge du confort social
L’ancien régime a instrumentalisé la classe moyenne pour garantir la paix sociale à travers plusieurs mécanismes incitant à la consommation comme le PC familial, faciliter l’accès aux crédits, produits alimentaires dont les prix sont plus au moins accessibles, le calcul des 25% de la moyenne générale dans la moyenne du bac… Notre invité soutient que ces mécanismes font partie d’une politique adoptée par le régime de Ben Ali pour séduire la classe moyenne afin de maintenir la paix sociale et la sécurité.
Cependant, il est à rappeler que l’ancien régime cherchait la paix sociale non pas pour l’intérêt particulier à la classe moyenne mais pour éviter la tension sociale et les émeutes. Ainsi, Ben Ali a pu garantir la paix sociale et promouvoir le concept du « miracle tunisien ».
Par ailleurs, il existe un grand décalage entre le vécu et les aspirations de la classe moyenne alimentée par la culture de la consommation. À titre d’exemple un avocat titulaire d’une maîtrise en chômage et qui vit dans un quartier populaire .Ce genre de situation a contribué à la création d’un malaise social.
L’alliance de la classe moyenne à la classe défavorisée a précipité la fin de Ben Ali
Notre invité continue son analyse en affirmant que la classe moyenne a contribué à la chute du régime de Ben Ali car elle a senti que sa principale valeur à savoir la méritocratie a été profondément touchée. « En 2008, l’insurrection du bassin minier a échoué car elle ne s’est pas propagé dans les grandes villes, fief de la classe moyenne», lance-t-il.
Ainsi, la chute de Ben Ali, en 2011, est le fruit de la coalition entre la classe moyenne et la classe défavorisée. Pourquoi la classe moyenne s’est-elle alliée à la classe défavorisée ? A cette question, notre interlocuteur affirme que la classe moyenne s’est alliée à la classe défavorisée car elle a compris que l’ascenseur social est en panne. De même, la classe moyenne a senti la dégradation de son pouvoir d’achat. De ce fait, cette catégorie a eu peur de subir le sort de la classe défavorisée.
Foued Ghorbel déclare que la classe moyenne a renoncé à sa coalition avec la classe défavorisée au lendemain du 14 janvier. Choquée par les rebondissements de la transition économique et politique, la classe moyenne a développé un discours pessimiste. Ce discours se manifeste par les expressions suivantes : « Ce n’est pas une révolution » , « si Ben Ali était encore-là… » et « nous n’avons rien gagné de cette révolution ».
Au niveau syndical, l’UGTT entretient une relation particulière avec la classe moyenne car « elle est la condition d’existence de l’UGTT. Quand la centrale syndicale défend cette classe , elle défend sa propre existence, surtout qu’elle ne s’acharne pas à la défense du secteur privé », lance-t-il
Foued Ghorbel considère que la classe moyenne est en situation paradoxale. Elle est, d’une part, le fruit des choix politique du régime et d’autre part sa dégradation est due à des choix politiques. Malgré cette situation paradoxale, la classe moyenne croit encore à l’État et « veut toujours plus d’État. « La dégradation de la classe moyenne aboutira à la propagation de la violence et du crime », avertit-il.
La dégradation de la classe moyenne ne profitera qu’aux obscurantistes
Notre invité affirme que porter atteinte à la classe moyenne ne peut profiter qu’aux forces obscurantistes. Faut-il encore rappeler que les courants islamistes connaissent leur essor lors de la dégradation de la classe moyenne.
Le mouvement islamiste est le résultat, entre autres, de l’affaiblissement de la classe moyenne. Foued Ghorbel affirme que l’appauvrissement de la classe moyenne a changé la composition de la société tunisienne. Malgré cela, elle demeure un moteur important de la consommation. « La Tunisie n’a pas intérêt de voir sa classe moyenne se dégrader encore et encore », conclut-il