Le débat identitaire sur l’arabité et l’islamité tunisienne avait déjà mobilisé l’Assemblée constituante.
Ce débat n’est pas clos. En atteste les réactions à la décision du conseil municipal de Tunis, qui prévoit l’usage obligatoire de la langue arabe pour les enseignes des commerces de la capitale. Ennahda assume cette initiative qui est en lien direct avec l’essence idéologique et la sociologie de l’élite du parti « islamo-conservateur ». Mais il ne faudrait pas réduire cette question à son initiateur. La question linguistique charrie souvent des débats politiques et idéologiques liés aux rapports au passé colonial, au sacré coranique, aux minorités et qui animent la crise et le renouveau identitaire des Arabes entre tradition et modernité.
La langue arabe : fondement de l’arabité
La langue arabe, puissant ferment identitaire, est le trait majeur de la culture arabe classique et populaire (chanson, cinéma, poésie, …). Au sens postislamique, les Arabes comprennent des populations arabisées et donc arabophones. Le fait de parler arabe s’est imposé comme le principal élément constitutif de l’arabité. La cohésion du monde arabe, son unité repose surtout sur une langue écrite classique (pratiquée à l’écrit, mais aussi à l’oral dans la vie publique et culturelle, l’enseignement ou les médias) et la parenté des dialectes parlés, une littérature ancienne et moderne, autant de véhicules de représentations et d’idées.
Conçue comme le ferment de l’arabité, la langue arabe littéraire (distincte sur les plans lexical, syntaxique ou stylistique de l’arabe classique) est foncièrement liée aux nationalismes arabes. Référence centrale des idéologies panarabes (nassérisme et baâthisme), la langue arabe est également un vecteur essentiel de la construction complexe des nouveaux États. Au Maghreb, les jeunes États ont promu une arabisation des populations, moyen de réaffirmation identitaire après des siècles d’occupation ottomane et de colonialisme européen. La politique d’arabisation (et donc de scolarisation) en Algérie, au Maroc et en Tunisie a permis de diffuser une langue littéraire (censée s’imposer à la fois au français et au berbère) passée au cours du XXe siècle du statut de langue d’élite (juridique et religieuse) à celui de langue de masse, quand bien même sa pratique demeure inégale.
La sacralité dont certains ont paré l’arabe s’explique par sa double qualité de langue de culture et de religion. Si une « langue des Arabes » (« lisân Al-‘arab ») préexistait au Coran, l’avènement de l’islam est un tournant pour la langue du Prophète Mohammed et du texte coranique. Sacraliser la langue arabe revient toutefois à la figer dans l’immuabilité de sa perfection originelle présumée. Or la langue arabe, classique ou littéraire, s’est enrichie au fil du temps au point de s’éloigner de l’arabe ancien des tribus originelles et de l’arabe coranique. Sa modernisation résulte d’un mouvement de réflexion sur l’arabité né à la fin du XIXe siècle et insufflé par des Arabes de toutes confessions. Il s’agit alors de « désislamiser » l’arabité sans nier la dimension religieuse dans les éléments constitutifs de l’identité arabe. Sous l’impulsion de Chrétiens d’Orient, la « Nahda » (« Renaissance ») entend fonder l’arabité sur la prévalence du critère linguistique (sur le critère religieux). Il s’agit néanmoins de repenser (la syntaxe), de rénover (le style) et d’enrichir (le lexique) cette langue en l’ouvrant aux langues incarnant la modernité européenne. L’arabe intègre notamment des notions politiques, scientifiques et techniques empruntées ou dérivées de termes issus du français ou de l’anglais (grâce notamment au travail des Académies arabes de Damas et du Caire).
Ce vent réformateur (connu sous le nom de « Tanzimât ») participe directement au renouveau de la culture arabe. La « Nahda » (« renaissance ») est un mouvement de valorisation, de renaissance et de modernisation de la langue arabe- au léger accent anti-ottoman- né au Liban et en Syrie et porté par des figures intellectuelles d’origine chrétienne et musulmane comme Nasif Yazéji et Butros Bustani. Imprégnée de la modernité européenne- transmise par des écoles et des établissements d’enseignement supérieur établis au Liban et en Syrie par les missionnaires chrétiens- cette élite arabe s’est appuyée sur les outils culturels comme l’imprimerie et les journaux pour amorcer un renouveau des lettres. Un réveil en guise de réaction à la concurrence linguistique et à la dévalorisation de l’arabe par les autorités turques. Ses instigateurs ont entretenu le mythe d’une continuité arabe incarnée par une langue arabe littéraire, constitutive du patrimoine commun et classique. La prégnance de l’histoire islamique des Arabes explique en partie l’échec de la tentative d’une « unité laïcisée » et l’émergence de l’islamisme politique : la « nation arabe » à laquelle il se réfère n’est-elle pas une tentative de laïciser la Oumma originelle, celle de la « communauté des croyants », fondée principalement sur la langue sacrée du Coran : l’arabe?
La langue arabe ne résume pas l’arabité
L’hypothèse d’une « race arabe » étant scientifiquement et philosophiquement exclue, l’arabité renvoie à une identité complexe, évolutive et difficile à cerner. La culture arabe ne s’est pas construite en vase clos : elle est le produit d’influences venues d’autres cultures (andalouse, ottomane, perse, mongole, indienne, mais aussi- et de plus en plus- occidentale).
Le patrimoine linguistique et historico-culturel commun n’exclut donc pas la diversité, loin s’en faut. Le monde arabe est un monde de communautés, de cultures, de religions. De manière significative, la donne linguistique, a priori vecteur d’unité, n’échappe pas à ce pluralisme. Non seulement l’arabe littéraire n’est pas maîtrisé par tous les Arabes, mais il n’est pas la langue maternelle ou parlée au quotidien par ces derniers. Les Arabes s’expriment oralement dans un arabe dialectal en usage dans leurs sociétés respectives (et plus ou moins compréhensible par les autres Arabes) qui contribue à l’enrichissement du patrimoine culturel commun. Autrement dit, l’unicité de la langue arabe (au moins dans l’écriture) n’efface pas les divers parlers ou dialectes arabes. De surcroît, la dichotomie entre l’arabe littéraire et dialectal est dépassée par le développement de l’usage d’une « langue mêlée » appelée « arabe médian ou moyen » (notamment grâce aux médias) et permet un rapprochement entre arabe littéraire et dialectes arabes, favorisant ainsi « l’intercompréhension » (Georgine Ayoub).
Outre la langue arabe, non seulement des minorités linguistiques existent (comme le tamazight dans les régions amazighophones du Maghreb), mais les sociétés arabes ont souvent hérité de la langue de l’ancienne puissance coloniale (comme le français en Tunisie). Aussi la culture arabe telle qu’on l’entend aujourd’hui est-elle moins le fait du peuple arabe venu de la Péninsule que de l’agrégat et du croisement de cultures, y compris d’origine occidentale…