Les voix s’élèvent et les initiatives se multiplient pour constituer un front centriste et moderniste. Mais cela n’est peut-être pas encore bien parti avec les divisions qui ne cessent de se faire jour. A l’image de la mouvance destourienne bien désunie.
Des lettres empoisonnées destinées à des responsables politiques et à des journalistes. L’annonce a été faite début mars 2019 par le ministère de l’Intérieur. Un fait qui montre pour beaucoup que le terrorisme sait s’adapter à une conjoncture qui lui est défavorable. Pour autant, les forces de l’ordre ne baissent pas la garde face un phénomène qui s’est largement nourri des divisions assez perceptibles au niveau de la classe politique et d’une instabilité qui a gagné du terrain depuis 2011.
Car, si l’on ne peut que se réjouir d’être mieux lotis que certains voisins et que le pays a toujours réussi à négocier des rendez-vous assez sensibles, notamment en matière de lutte antiterroriste, la Tunisie se cherche encore quelque part.
Les dates des échéances électorales ne sont pas, à l’heure où nous écrivons, encore fixées. Le chef de l’Etat a, cela dit, reçu à cette fin, le 2 mars 2019, le président de l’Instance Supérieure Indépendante des Elections (ISIE), Nabil Baffoun.
Il faut dire que l’élection du président de cette instance ainsi que sa composition finale n’ont pris forme qu’un peu tard. En raison des divisions constatées au sein des familles parlementaires.
Émiettement des adversaires d’Ennahdha
Les partis sont secoués par les échéances électorales de l’année en cours. Et parmi les remous qui mobilisent les énergies, ceux de la constitution d’un pôle face à Ennahdha qui donne de plus en plus l’impression d’être le principal bénéficiaire de la situation actuelle.
En effet, le mouvement islamiste est bien tranquille sachant pertinemment qu’il ne peut que profiter de l’émiettement que connaissent ses adversaires et notamment la mouvance centriste et moderniste dans laquelle se retrouvent nombre de courants dont les Destouriens, la gauche et les indépendants.
Faut-il croire, comme le prétendent certains, que les islamistes ont réussi leur coup en mettant en place, par la Constitution de 2014 et l’arsenal qui s’en est suivi, un système électoral qui ne peut favoriser qu’un pôle majoritaire. De quoi les placer en maîtres du jeu. Ne l’a-t-on pas vu au cours des élections de 2014 ?
En outre, le partage des pouvoirs a fait du Bardo (l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) et de la Kasbah (la Présidence du gouvernement) les principaux détenteurs.
Alors que Carthage ne peut efficacement agir pour renverser la vapeur. Et ce, bien que le chef de l’Etat soit le seul des trois principaux dirigeants du pays à avoir été élu directement par le peuple.
L’épisode de l’école de Regueb comme révélateur
Des analystes donnent pour preuve le peu d’intérêt manifesté par Ennahdha pour l’élection présidentielle. Le parti islamiste n’a pas présenté de candidat à la présidentielle de 2014 et n’a pas appuyé – du moins officiellement – un candidat à cette prestigieuse fonction.
Perfide Ennahdha, disent ses adversaires, qui croient dur comme fer qu’il a pratiquement aseptisé la scène politique en faisant de ses acteurs des pions à son service, en jouant la carte qui lui réussit le mieux jusqu’ici, celle de la stabilité. Faisant et défaisant les alliances avec des politiques à la recherche de maroquins ministériels.
Reste que le propre de la politique est que les choses bougent. Et l’épisode de l’école coranique de Regueb (localité de Sidi Bouzid), révélée au cours du mois de février 2019, a fait réfléchir plus d’un sur les évolutions que doit connaître la classe politique.
Deux éléments doivent être pris en compte à ce niveau. Primo que beaucoup estiment que le pays reste menacé par un islamisme rampant qui ne cesse d’occuper l’espace public. Un islamisme qui par ses méfaits peut menacer la jeune démocratie tunisienne.
Il est à relever, à ce propos, qu’un combat d’arrière-garde contre ce qui constitue le terrain sur lequel la Tunisie a réussi, à savoir la liberté d’expression et les droits de l’Homme, se précise jour après jour.
En témoigne l’audience accordée par le Président Mohamed Béji Caïd Essebsi au journaliste- Hamza Balloumi- qui a révélé l’affaire de l’école de Regueb. Comme le communiqué du 28 février 2019 de la centrale syndicale qui a condamné « la campagne d’accusation d’apostasie et d’incitation au meurtre à l’encontre d’un certain nombre de journalistes, juristes et intellectuels, suite à l’affaire de Regueb, révélée par un groupe de journalistes ».
Secundo ? Qu’il y a là matière à affaiblir davantage Ennahdha qui traîne depuis belle lurette le boulet de l’affaire de l’assassinat de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi, comme de l’existence d’un appareil secret.
En somme, un terrain motivant pour leur action, à l’heure où évidemment ils préparent leur entrée en jeu à l’occasion des échéances électorales de l’année en cours.
Les Destouriens ne parlent pas d’une même voix
Quoi qu’il en soit, des voix s’élèvent et les tentatives se multiplient en vue d’unir le front centriste et moderniste qui est une réalité. Tant tout le monde sait qu’il n’y a d’autres moyens que l’union pour occuper une place de choix et qui compte sur la scène politique.
Les résultats obtenus par Nidaa Tounes en octobre 2014 en sont un exemple. Malgré les crises à répétition dans lesquelles il se débat, ce parti a eu précisément le mérite de rassembler tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans Ennahdah et ses alliés.
Certains diront que ce n’est pour l’heure qu’un vœu pieux, vu que la mouvance destourienne, composante essentielle du microcosme politique centriste progressiste, est constituée de quatre ou cinq mouvements qui ne parlent pas d’une même voix.
Quant aux familles centristes et modernistes, elles sont déchirées de l’intérieur même. Où est le congrès de Nidaa Tounes, prévu initialement pour début mars ? Il serait quasiment en lambeaux. Avec des divisions qui s’articulent autour de deux axes : ceux qui sont du côté de Hafedh Caïd Essebsi et ceux qui sont contre ce dernier.
Une affaire d’ego et de guerre de chefs. Certes. Mais, il y a plus : des visions différentes de la société tunisienne et de la manière de faire de la politique. Ainsi rien à voir entre Al Moubadra ou le Parti Destourien Libre (PDL) qui sont aux antipodes du mouvement islamiste.
Ainsi, si le premier, qui a intégré le gouvernement Youssef Chahed, est pour une collaboration avec les islamistes, le PDL s’inscrit, par contre, dans une stratégie de rupture qui refuse toute alliance avec Ennahdah.
Cette stratégie de rupture est-elle derrière ce qu’on appelle la montée en puissance d’Abir Moussi, la présidente du PDL ? Selon un sondage publié par notre confrère Assabah du 27 février 2019, Abir Moussi occuperait la quatrième place dans les intentions de vote de la présidentielle de 2019.
Une stratégie de rupture qui séduit une frange de Tunisiens qui trouvent dans le discours de la présidente du PDL une voie de salut. Ne refuse-t-elle pas quasiment en bloc tout ce qui s’est fait depuis 2011 ? S’appuyant sur le fait qu’à tous les niveaux, le bilan des huit années qui ont suivi les événements du 27 décembre 2010 et du 14 janvier 2011 est catastrophique.
Abir Moussi n’a rien renié
Y compris la Constitution de 2014 qui a donné en partie les résultats politiques (émiettement de la classe politique, suprématie d’Ennahdah,…) que l’on connaît. Elle a d’ailleurs pour programme de revoir et de réviser la Constitution de 2014, qu’elle estime accabler le paysage politique, en vue de donner plus de poids au Président de la République.
Elle sait qu’en agissant ainsi, elle ne peut qu’attirer une frange de la population qui regrette ce temps d’avant janvier 2011 où le pays fonctionnait mieux du fait, entre autres, du régime présidentiel.
Mais, il y a peut-être plus. La présidente du PDL n’a pas regretté, dans une bonne partie, cet ordre ancien où elle était responsable au sein du Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD).
On ne peut s’empêcher de croire, à ce propos, que ce non-reniement du passé ainsi que le courage manifesté au lendemain du 14 janvier 2011 pour se défendre alors que d’autres avaient baissé les bras et accepté l’ordre révolutionnaire fait d’elle un interlocuteur certain de la mouvance destourienne et bien au-delà.
Faut-il croire qu’elle ratisse bien au-delà et notamment parmi ceux, et ils sont nombreux, qui pensent qu’ils n’ont pas vu depuis 2011 les effets vertueux de la démocratie ? Pensant – et ils sont légion- que pour eux il y a tout aussi important que la liberté et les droits de l’Homme : vivre en sécurité, manger à leur faim, se loger décemment et élever correctement leurs enfants.
D’autant que les opposants d’hier et les défenseurs des droits de l’Homme n’ont pas toujours donné les meilleurs exemples. Ils ont montré- du moins pour certains- qu’ils sont attirés par le pouvoir et l’argent. Pour ne pas citer d’autres travers.
Font-ils bien mieux, à ce juste propos, que les caciques de l’ancien régime que la révolution tunisienne a chassés du pouvoir ? Avec un autre méfait de taille : une incompétence de tous les instants et un manque de prestance.