Réputé pour être un agitateur d’idées, Souphien Bennaceur, expert en gestion de crises et ancien candidat à la présidentielle de 2014, propose dans cette interview accordée à l’economiste maghrébin, un ensemble de pistes à explorer pour préserver le pays contre d’éventuelles crises.
Dans cet entretien, il déplore l’incompétence et l’incapacité des gouvernants qui se sont succédé à la tête du pays de l’immuniser contre les crises déstabilisatrices et propose, en guise de provocation positive, de déclarer la faillite du pays.
Souphien Bennnaceur suggère, pour laisser ces crises loin derrière nous, un remapping du pays, voire un projet alternatif à l’actuel plan d’aménagement du territoire. Il recommande également la généralisation de la digitalisation à tous les secteurs et la création d’une élite nationale, d’une gent patriote new look dans le cadre d’un partenariat public-privé (PPP), calqué sur le modèle sud-coréen.
En votre qualité d’expert en gestion de crises, quel regard portez-vous sur la Tunisie de 2019 ?
Au regard de la crise multiforme dans laquelle se débat la Tunisie, je pense que le pays est à la dérive.
Sur le plan politique, le pays est confronté à l’immobilisme total, et son corollaire, la déliquescence de l’Etat. Aucun des trois pouvoirs législatif, exécutif et juridique n’est capable, aujourd’hui, de créer l’évènement et de faire bouger les choses.
Au plan économique, tous les indicateurs sont au rouge. Les décideurs font du surplace et ne font que reporter les réformes. Conséquence: l’économie du pays est toujours confrontée aux fléaux déstabilisateurs de la corruption, de la contrebande, de l’évasion fiscale et de l’économie souterraine.
Sur le plan social, les mouvements d’insubordination non encadrés se multiplient partout dans le pays, le plus souvent pour des raisons légitimes et objectives.
Par le double effet de la dépréciation du dinar et de la cherté de la vie, le Tunisien a perdu, selon des chiffres concordants, plus de 80% de son pouvoir d’achat. Aujourd’hui, le Tunisien appauvri est mal nourri, mal soigné, mal sécurisé, mal logé, surendetté… Pis, ses enfants sur lesquels il porte tous ses espoirs sont mal éduqués. Et la liste des symptômes du mal-vivre du Tunisien est loin d’être finie.
L’horizon est hélas assombri. Lorsqu’on sait que cette situation est un cumul d’erreurs commises depuis l’accès du pays à l’indépendance, on est tenté de proposer, même à titre symbolique, un procès d’ordre éthique contre tous les responsables qui se sont relayés à la tête de ce pays. Ces mêmes responsables, toutes catégories confondues et qui n’ont pas su immuniser, dans les temps, le pays contre ces crises et surtout le protéger contre les menaces extérieures (terrorisme…).
Il y a quelque part à mon avis un procès moral à faire dans ce sens. Car le politique c’est avant tout une obligation de résultats, et rien d’autre.
Vous présentez le pays comme s’il était dans un état de faillite générale ? Est-ce bien le cas ?
Le pays est en état de faillite de fait. Tous les symptômes de la faillite sont hélas réunis. La dette du pays n’est plus soutenable, c’est-à-dire que la croissance est insuffisante pour supporter la charge des intérêts de la dette. Il est entré dans une spirale, appelée communément la «boule de neige de la dette».
La dette publique est estimée officiellement à 72%du PIB mais elle serait de l’ordre de plus de 90% si on lui ajoute la dette extérieure privée.
A signaler aussi, la tendance du gouvernement à éponger les liquidités bancaires pour combler son déficit budgétaire. Cette tendance provoque un effet d’éviction et prive les entreprises de précieuses ressources pour investir.
Aut re signe de fai l l i te : l’Etat n’investit plus. Selon nos informations le gouvernement pour acheter la paix sociale et satisfaire les revendications aurait puisé dans la cagnotte réservée au titre du budget du développement de 2019, sacrifiant encore une fois l’investissement public.
Par ailleurs, les difficultés que trouve le gouvernement pour payer les salaires et pour accéder au marché financier international sont flagrantes. Cette année, il est sorti pour lever un milliard de dollars, il n’a pu lever que 500 Millions de dollars. L’effondrement du dinar a réduit de manière significative le pouvoir d’achat des citoyens et partant de l’effet des salaires au point de pousser les ménages à s’endetter davantage. Cette dépréciation du dinar est également à l’origine de l’augmentation du coût du remboursement de la dette et de l’aggravation du déficit courant qui a atteint les 20 milliards de dinars selon certaines sources.
Autant d’indices qui prouvent que le pays est bien en situation de faillite. La Tunisie n’est pas certes jusqu’ici en défaut de paiement mais c’est comme si c’était le cas. D’où peut-être l’enjeu d’oser de le déclarer en faillite de juré et exiger des partenaires occidentaux de mettre la main à la poche et d’aider sérieusement la Tunisie. Sinon, il faudra se tourner vers d’autres parties du Sud-Est asiatique qui n’hésiteraient pas une seconde pour venir en aide à la Tunisie.
Si jamais le gouvernement ne peut pas le faire, il doit accélérer la réforme fiscale, lutter avec plus d’efficacité contre l’évasion fiscale, augmenter ses ressources fiscales, sabrer dans ses dépenses, et encourager l’épargne.
Dans ce cas de figure, l’essentiel pour maintenir la tête hors de l’eau, il faut à mon avis accélérer les réformes particulièrement celles de la fiscalité, des caisses sociales et des banques.
Quelle politique proposez-vous pour sortir de cette crise multiforme ?
A mon avis il s’agit de prendre, concomitamment, des réformes urgentes pour maintenir le calme dans le pays et d’autres de plus long terme afin que de telles crises ne récidivent plus.
Parmi les réformes les plus urgentes, figure celle de l’aménagement du territoire. On en a parlé beaucoup au tout début du soulèvement de 2011 puis le dossier a été, délibérément, renvoyé aux calendes grecques.
L’objectif d’une telle réforme est d’optimiser, certes, la répartition équitable des ressources naturelles et des activités, mais surtout de désenclaver les zones de l’intérieur et d’identifier les mécanismes de coordination intersectorielle et d’articulation entre le central et le local.
L’enjeu est de taille. Car, tout projet d’aménagement du territoire va engager l’avenir du pays et orienter tous les investissements publics et privés.
N’oublions pas qu’au nombre des mécanismes de la dictature mis en place par les présidents de la première république, Bourguiba et Ben Ali, figurait en bonne place le plan d’aménagement du territoire de 2004.
N’oublions pas également que la révolte tunisienne est le résultat d’une restructuration de la représentation et de la perception de l’espace géographique, culturel, économique et social de la Tunisie.
Pour mémoire, le plan d’aménagement d’antan et qui est toujours en vigueur, répartit le territoire tunisien en six grandes régions économiques mais sans les institutions, voire sans pouvoir décisionnel réel.
Avec l’avènement de l’institution, dans la nouvelle Constitution de 2014, du pouvoir local et de la consécration de la décentralisation avec la tenue pour la première fois d’élections municipales libres et indépendantes, le moment est venu pour réfléchir à un « remapping » de l’espace territorial national.
Schématiquement, ce que je propose c’est un remapping alternatif. Il s’agit de garder les six districts de développement régional d’antan et de leur ajouter deux autres districts : les eaux territoriales du pays pour y développer une économie de la mer et les zones franches aux frontières maritimes et terrestres du pays. L’idéal serait d’y promouvoir quatre options : l’Economie solidaire et sociale, les PME, les grandes entreprises et le partenariat public-privé.
L’idée est de faire en sorte que tous les Tunisiens, partout où ils se trouvent, sentent qu’ils appartiennent au pays et tirent le meilleur profit de toutes les ressources naturelles et géographiques qui sont à leur portée.
Au final, l’objectif est de construire un modèle de développement fondé sur un espace intégré et non clivé et dual (Est/ Ouest), voire un modèle de développement alternatif avec des mécanismes économiques novateurs inédits et créatifs.
Pour renforcer l’appartenance au pays, le plus important est de mettre l’accent sur le local (création d’entreprises locales, de banques locales…).
La démarche consiste à enclencher dans les douars et bourgades rurales une dynamique entrepreneuriale locale et un modèle développement qui privilégie l’autosuffisance et capable de surmonter la marginalisation, l’exclusion de l’emploi et de l’investissement.
Pour garantir le bon fonctionnement d’un tel modèle alternatif, je propose une planification ascendante (du local vers le central), une représentativité des acteurs régionaux (institution de la commune rurale), la mise en place de décideurs budgétaires locaux et régionaux et l’arbitrage de l’Etat entre les régions qui sont autant de centres de décision.
Avez-vous d’autres réformes transversales à proposer ?
L’autre réforme transversale prioritaire pour le pays est à mon avis la digitalisation tous azimuts. C’est une technologie qui a pour mérite d’être au service de la démocratie et du plus grand nombre. C’est le tsunami qui est en train de changer le quotidien de tous les citoyens du monde, sans distinction de classes sociales. Il importe d’y adhérer et de la développer.
Malheureusement, ce dossier est actuellement entre de mauvaises mains nahdhaouies. L’actuel ministre des Technologies de l’information et de l’Economie numérique l’exploite hélas à des fins partisanes nahdhaouies. Son seul souci est de répertorier, semble-t-il, les propriétaires des téléphones portables dans le pays. Vous avez compris pourquoi…
Pourtant la digitalisation a des vertus développementales énormes. Elle peut être le raccourci idéal pour accélérer le développement du pays dans tous les secteurs et surtout pour le débarrasser, au moindre coût, des fléaux auxquels il est confronté, en l’occurrence la corruption, la contrebande, l’évasion fiscale et le terrorisme.
Concrètement, je propose d’articuler toute politique de numérisation autour de quatre axes stratégiques prioritaires.
Le premier concerne la généralisation de la numérisation à tout le territoire du pays. Il s’agit de ne priver aucun Tunisien, partout où il se trouve, des bienfaits de cette nouvelle économie et de raccorder tous les foyers au réseau de l’internet haut débit. Pour faire l’économie des infrastructures coûteuses (fibres optiques et autres), l’Etat peut recourir, entre autres, aux satellites, aux réseaux sociaux et au cloud computing qui est un modèle qui permet un accès omniprésent, pratique et à la demande à un réseau partagé et à un ensemble de ressources informatiques configurables (comme par exemple : des réseaux, des serveurs, du stockage, des applications et des services) qui peuvent être provisionnées et libérées avec un minimum d’administration.
Le deuxième porte sur la digitalisation de l’éducation et de la formation des ressources humaines. Cette réforme doit toucher les jeunes de la crèche numérique jusqu’à l’université numérique en passant par l’Ecole numérique et le lycée numérique. Le principe étant de veiller à ce que les élèves et les écoliers du monde rural aient les mêmes chances de réussite et d’excellence que leurs collègues, non seulement dans les grandes villes tunisiennes mais aussi dans le monde entier. Pour y arriver, il va falloir recycler plus de 200 mille enseignants et faire en sorte que le projet de numérisation de l’enseignement ne se limite pas à la connectivité mais à l’apprentissage d’un savoir-faire pratique et la production de contenus adaptés aux normes internationales.
Le troisième axe a trait à la numérisation de l’administration. L’objectif est d’atteindre, à moyen terme, zéro papier et de mettre fin au laxisme qui y règne.
Le dernier axe consistera i t à dématérialiser l’argent liquide « cash » et à opter, comme c’est le cas de pays africains (Kenya et autres), pour la monnaie cryptée.
Une telle option garantirait une traçabilité fiable, réduirait, de manière significative, les effets néfastes de l’informel et dissuaderait toute manœuvre mal intentionnée (blanchiment d’argent, financement du terrorisme…).
Cela pour dire au final que tout gouvernement qui opte pour une politique numérique volontariste ne peut que récolter que des avantages sur le long terme.
Et sur le plan économique, que suggérez- vous comme pistes à explorer pour relancer la croissance et le développement sur de nouvelles bases ?
A ce propos, j’ai deux propositions qui, à mon avis du moins, pour peu qu’elles soient mises en oeuvre, pourraient faire gagner au pays des milliards en devises et inscrire l’économie nationale sur une trajectoire de croissance pérenne.
La première consiste à ne plus négocier des accords de libre-échange régionaux et multilatéraux, et à privilégier les accords bilatéraux. En l’absence de stratégies sectorielles claires définies en amont, nous n’avons récolté que des manques à gagner de 2% de croissance avec l’Union européenne et un déficit courant annuel de 20 milliards de dinars par l’effet des accords de libre-échange conclus avec l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et la Turquie.
La seconde consiste à exploiter à bon escient la loi sur le partenariat public-privé pour créer une nouvelle frange patronale. L’idée de s’inspirer de l’expertise sud-coréenne pour aider de nouvelles entreprises publiques, semi-publiques et/ou privées à produire des biens et services capables de satisfaire les besoins du marché national et de s’imposer à l’international.
C’est pourquoi, les pactes de compétitivité, voire les contrats- programmes que le gouvernement compte conclure avec les secteurs économiques, gagneraient à être signés avec de nouveaux entrepreneurs frais.
Les anciens se sont servis et n’ont jamais servi le pays. Pis, ils se sont organisés en cartels et en lobbies plombant toute innovation.
Rappelons que ces mêmes lobbies, qui mettent aujourd’hui la pression sur le gouvernement pour lui soutirer de nouveaux avantages fiscaux et financiers, ont fait leurs emplettes en tirant profit, sans aucun résultat stratégique pour le pays, du Fonds de promotion de décentralisation industrielle (Foprodi) durant les années 70, des programmes de mise à niveau et de modernisation industrielles (1990-2010). Donc Basta …
Propos recueillis par Khémaies Krimi