Qui l’eût imaginé ? Il eût été impensable, dix ans plus tôt, de voir une aussi large frange de Tunisiens prêter une quelconque attention aux fluctuations du taux d’intérêt.
D’où vient ce basculement qui fait qu’ils surréagissent aujourd’hui aussi promptement et avec autant de véhémence contre l’augmentation du taux directeur de la BCT ? Qui a porté d’un seul trait le loyer de l’argent de 6.75% à 7.75 %.
Cette décision, au motif de juguler l’inflation et de stopper l’érosion du dinar, a pourtant mis le feu aux poudres. Elle a provoqué une véritable levée de boucliers. Et pas seulement chez les principaux acteurs économiques et sociaux. L’UGTT y a vu une véritable déclaration de guerre. L’UTICA, la CONECT et l’UTAP, d’habitude assez réservées, n’ont pas eu de mots assez forts pour dénoncer et fustiger ce qu’elles qualifient, en termes à peine voilés, d’attaque voire d’agression dont seraient victimes les unités de production. Et pour cause : l’investissement, la croissance et l’emploi y seront lourdement impactés. La société civile, hier indifférente de la chose économique et monétaire, a investi les réseaux sociaux pour crier son indignation et son opposition à cette mesure comme s’il s’agissait du casse du siècle, un hol-dup en toute légalité au regard de ses répercussions sur les bourses des ménages et les bilans des entreprises.
Qu’est-ce qui fait qu’on soit passé d’un seul coup d’une insolente indifférence à une sorte de droit d’ingérence concernant toute décision officielle de nature à impacter d’une manière ou d’une autre le pouvoir d’achat du citoyen contribuable ?
Signe des temps, les Tunisiens ont profondément changé, ils ne sont plus ce qu’ils étaient. Comme si privés de repères, ils font feu de tout bois dès qu’ils se sentent lésés. Passe encore qu’ils aient perdu le sens de la modération et de la mesure. On voit déjà se désagréger le liant qui cimentait notre cohésion sociale et le sentiment national. On observe paradoxalement, et contre toute attente, moins de solidarité que par le passé. L’explosion des libertés a davantage divisé le pays qu’elle ne l’a rassemblé et fédéré. L’attitude si peu vertueuse des acteurs politiques a détourné les gens de la sphère politique. Ironie de l’histoire, ils éprouvent aujourd’hui indifférence et mépris pour la chose politique qu’ils revendiquaient ardemment naguère en l’absence de toute velléité démocratique. L’indécence, l’incivilité, l’hypocrisie et le cynisme des politiques avaient fini par fracturer le pays. Le fossé entre l’establishment politique et le pays réel n’est certes pas nouveau, sauf qu’il a pris, ces dernières années, des proportions alarmantes. Ce qui n’est pas d’un bon présage.
Trop de déconvenues politiques et d’échecs économiques répétés ont provoqué de graves et douloureuses blessures dans le corps social déboussolé et au bord de la crise des nerfs. La hausse des prix, la chute du dinar, la montée du chômage, les pénuries récurrentes de biens essentiels, l’absence de perspective pour les jeunes et moins jeunes privés d’emploi, la paupérisation de la classe moyenne et l’émergence de nouveaux pauvres exacerbent les frustrations et alimentent crainte et inquiétude. Et plus que tout, l’hostilité à l’endroit du monde politique. Pour preuve, hier c’était le temps du tout-politique supplanté aujourd’hui par le tout-économique. L’image abîmée des formations politiques qui n’ont d’autre finalité que la conquête du pouvoir, fût-ce au mépris des règles élémentaires d’éthique et de morale, est sans doute pour beaucoup dans les nouvelles perceptions des réalités sociales, économiques et politiques.
Les entreprises, ou du moins la plupart d’entre elles, ne sont pas loin de l’asphyxie financière. Les ménages se font, à tous les coups, rattraper par l’inflation. Ils ont des fins de mois de plus de deux semaines. Si bien que la moindre mesure d’austérité fait basculer les premières dans la faillite et les seconds dans la précarité sinon la pauvreté et la misère.
La situation des uns et des autres s’est tellement dégradée ces dernières années qu’un simple ajustement des prix et des taux à la marge tourne au drame. Nous avons bâti notre économie sur une logique d’endettement. C’est pourquoi il faut manipuler avec beaucoup de précaution les conditions d’accès au crédit. Que dire quand le taux directeur de la BCT augmente d’un seul coup de 100 points de base si ce n’est que ce genre de mesure provoque un véritable séisme. Cela est d’autant plus vraisemblable que les ménages, tout autant que les entreprises, sont fortement endettés. L’inflation, beaucoup plus forte qu’il n’est dit pour les classes moyennes en raison du mode de calcul de l’indice des prix, noircit davantage le tableau. Et pour couronner le tout, la dépréciation ininterrompue du dinar qui, au-delà de son impact sur l’inflation, prive désormais de séjours à l’étranger les Tunisiens férus de voyages. On comprend leur déception, leur indignation et leur colère. Vent debout, ils crient leur refus de toute manipulation monétaire ou de change qui porte atteinte à leur mode de vie déjà fortement ébranlé.
La décision de l’Institut d’émission d’augmenter de 100 points de base son taux directeur prête, comme il fallait s’y attendre, à polémique. Elle ne pouvait faire l’unanimité tant les chapelles et écoles de pensée s’opposent sur la question. Mais même au regard de son soubassement théorique, il est peu évident que cette mesure puisse avoir l’effet escompté. Il y a loin de la coupe aux lèvres. La réalité économique et sociale, le mode contrarié de gouvernance politique poussent à un réel dérèglement des instruments et mécanismes monétaires aux effets pervers inévitables. Le Gouverneur de la BCT, qui s’alarme à raison de l’ampleur du déficit de la balance des paiements courants, est dans son rôle. Il choisit de frapper fort pour provoquer un électrochoc. De sa propre logique, il ne manque pas de cohérence. La hausse du loyer de l’argent doit être dissuasive en durcissant les conditions d’accès au crédit à la consommation, notamment des biens importés. Il est comptable, de par le statut de la BCT, de la stabilité des prix et il est tenu pour responsable de la valeur du dinar qu’il constate et subit. Nos réserves de change – réduites à leur plus simple expression : moins de 80 jours d’importation – ne lui confèrent aucune marge de manoeuvre pour défendre une meilleure parité du dinar. La BCT ne peut, au mépris de la raison, s’aviser à le faire. Si elle y consent, elle va épuiser en un rien de temps ses maigres réserves en devises donnant ainsi le coup d’envoi à une effroyable spéculation qui précipiterait la chute du dinar dans des proportions jamais connues.
La BCT se voit dans l’obligation de faire la politique de ses moyens, « encouragée » il est vrai en cela par les gourous de la finance mondiale qui craignent pour leurs prêts. Peut-on le leur reprocher ? On oublie de le signaler : sans ces prêts, le dinar s’échangerait contre l’euro et le dollar à beaucoup moins que sa valeur d’aujourd’hui. L’ennui est que le cumul de la dette devient insoutenable. Le spectre du défaut de paiement pointe à l’horizon. Le problème est que pour terrasser l’hydre de l’inflation et stopper la déroute du dinar, le remède ne doit pas être pire que le mal. Il n’est pas sûr dans le contexte d’après-révolution que la hausse du taux d’intérêt ait un réel impact sur l’envolée des importations. Sinon on l’aurait constaté.
La raison en est que le pays s’est laissé glisser à la faveur de la dérégulation sur une véritable pente de désindustrialisation. Ce qui, par ricochet, ouvre la voie aux importations d’un grand nombre de biens manufacturés autrefois fabriqués localement. A quoi s’ajoute l’entrée illicite de produits qui ont inondé le marché.
L’agitation sociale, la recrudescence des revendications salariales, l’affirmation du pouvoir syndical qui prend souvent la forme de diktat, l’instabilité fiscale ont précipité la conversion du paysage productif. Las de subir les grèves et les assauts des revendications salariales un grand nombre d’industriels n’ont pas trouvé mieux que de se réfugier dans l’import moins risqué et plus juteux. Ils se retranchent ainsi dans une véritable zone de confort au risque d’accélérer notre déclin industriel et la destruction de nos emplois.
Difficile d’imaginer que les artifices monétaires et de change puissent enrayer la chute du dinar. Il faut se rappeler que sa parité d’avant 2010 était, dans une très large mesure, indexée implicitement sur les performances des filières pétrole et phosphate. On extrait aujourd’hui moins de 40 % de pétrole qu’en 2010. La sanction ne s’est pas fait attendre : 4,9 milliards de dinars de dépenses d’importations supplémentaires. La production de phosphate, qui culminait à plus de 8 millions de tonnes, peine à atteindre 3 millions en 2018 avec, comme si cela ne suffisait pas, une démultiplication des effectifs.
La valeur du dinar ne se décrète pas ; elle se mesure à la puissance de notre force de frappe industrielle et à notre capacité à promouvoir et développer nos exportations. Elle dépend en définitive du degré de notre contribution à l’effort de production, ce qui signifie plus de qualité et plus de productivité. Quand celles-ci déclinent, comme c’est trop souvent le cas dans la fonction et le secteur publics en raison d’absence de leadership et de recrutements inconsidérés sans contrepartie productive, les prix repartent inévitablement à la hausse et les déficits extérieurs explosent. Le recours massif à l’endettement extérieur suffit à peine à freiner momentanément la chute de la monnaie. Quand il se prolonge, il ne fait qu’empirer la situation. Le risque de défaut est vite amplifié par les Agences de notation qui se délectent de voir sombrer les pays dans les affres de la dette : conditionnalité, souveraineté limitée, recours forcé à des mesures d’austérité et médications de cheval qui éradiquent la maladie en tuant le patient. Difficile de s’extraire des fourches caudines du FMI quand on est à ce point dépendant de l’argent des autres. L’heure est grave, le gouverneur de la BCT, Marouane Abbassi, n’a pas manqué de le rappeler. Il se devait de le dire au regard de la mission qui est la sienne. Il a su employer les mots qu’il faut pour provoquer un réel sursaut. Reste qu’il n’est pas établi que la thérapie qu’il propose soit à la mesure des enjeux et de la gravité de la situation. L’augmentation du taux d’intérêt ne saurait se substituer au nécessaire effort de redressement de la production des filières de pétrole et phosphate. Elle va en revanche plomber des entreprises déjà lourdement endettées. On les prive d’air au moment où elles ont le plus besoin d’oxygène.
Et il n’y aura pas assez de carburant, à prix modéré, pour relancer l’investissement, principal moteur de la croissance aujourd’hui très en deçà de son potentiel.
La valeur du dinar est couplée au débit du pétrole et du phosphaté et dérivés, extraits de notre sous-sol. Là est le fond du problème, les vraies racines de l’usure du dinar. Il faut sans plus tarder amorcer notre redressement industriel via une politique d’offre digne de ce nom. L’impératif industriel est incontournable et il est possible de relever ce défi. En mettant en oeuvre des mesures d’appui et d’aide à la compétitivité des entreprises. Les partenaires sociaux doivent convenir d’une accalmie sociale et fiscale. Et prendre l’engagement de donner corps et âme à un nécessaire pacte de croissance. Il n’y a plus de temps à perdre car nous sommes dos au mur. Et il faut l’implication de tous. Des opérateurs économiques qui ne doivent pas céder à la tentation des importations pour contourner le maquis de la bureaucratie et de la législation sociale et fiscale. Des salariés du secteur privé et plus encore du secteur public qui ne craignaient pas pour leurs emplois. Au plus fort de la crise grecque, les fonctionnaires ont vu, à leur corps défendant, leurs salaires baisser de plus de 30% pour sauver ce qui pouvait l’être des finances publiques. L’Etat lui-même n’est pas exempt de reproches ni exonéré d’efforts. A charge pour lui d’aménager un écosystème qui redonnera le goût d’entreprendre et l’envie d’exporter. Car, il y a encore plus nocif et plus grave que la dépréciation prolongée du dinar. La perte de motivation et de confiance fait craindre le pire.