L’accident douloureux qui a coûté la vie à douze nouveau-nés a marqué le weekend des Tunisiens.
Et comme chaque événement majeur, les réseaux sociaux ont bouilli, avec des analyses souvent émotionnelles. Rectifier le tir et corriger la situation actuelle passent, avant tout, par un diagnostic rationnel et loin du discours de haine à l’encontre des professionnels de la santé.
La santé publique en chiffres
Le budget du Ministère de la Santé pour l’année 2019 se monte à 2,055 milliards de dinars, soit 5% des ressources de l’Etat pour l’exercice en cours. Les dépenses de gestion sont de l’ordre de 1,784 milliards de dinars, soit près de 87% de ce budget. Seuls 269 millions de dinars seront consacrés à l’investissement. En d’autres termes, l’Etat consacre 0,65% de ses dépenses à ce secteur stratégique. Indépendamment des ratios budgétaires dans des pays comparables, nous pensons que ce service public mérite un effort plus important pour pallier à une situation difficile, qui n’est autre que le résultat de politiques qui datent de décennies.
Ici, il faut préciser que les hôpitaux, grâce à leurs ressources internes, sont aussi en train de mettre de l’argent. Leur contribution prévue pour 2019 est de 470 millions de dinars. Toutefois, pour qu’ils puissent le faire, il faut que la CNAM les rembourse. Vous avez donc compris que ce montant ne serait pas totalement décaissé.
Revenons un peu aux détails des dépenses de gestion de 2019. Plus de 92% des 1,784 milliards de dinars seront consacrés au paiement des salaires ! Attention, ces chiffres ne tiennent pas compte des récentes augmentations salariales et il y a un vrai risque que le peu d’investissement prévu se volatilise. Il faut dire que l’effectif du Ministère est très important, exactement 66 277, dont 7 775 médecins et pharmaciens, 4 523 résidents (hors 413 en biologie et médecine dentaire), 2 567 internes (hors 561 en biologie et médecine dentaire), 38 816 cadres paramédicaux et 5 332 ouvriers. Ces ressources sont réparties sur 184 centres, dont 11 hôpitaux de circonscriptions, 35 hôpitaux régionaux et autant d’établissements sanitaires à vocation universitaire.
Un déficit de répartition géographique
A première vue, l’effectif devrait être suffisant pour assurer un bon service de soin. Mais ce n’est pas le cas. Il faut observer la répartition géographique de cette capacité hospitalière publique. A notre meilleure connaissance, le dernier chiffre officiel remonte à 2015 et affiche 20 488 lits. Le ratio du nombre de lits par 1 000 habitants reste encore loin de ce qui passe dans d’autres pays.
Il faut surtout tenir compte de la forte concentration de ces lits dans le Grand Tunis (près de 30%). Si on intègre Sousse, Monastir et Sfax dans les calculs, on dépasse les 50% de la capacité de tout le pays. Cela s’explique par la présence des hôpitaux universitaires, créant une forte pression sur ces structures.
La santé publique souffre du manque d’effectif en médecins
Le système repose donc sur ces établissements à double vocation et qui présentent de sérieux problèmes de fonctionnement effectif. Au cœur de ces dysfonctionnements, il y a deux points. Le premier est le manque d’effectif de médecins. Ceux qui quittent le pays sont certes nombreux, mais il ne faut pas leur faire porter le poids de l’échec. Il convient de les remplacer, en offrant plus de postes aux jeunes dans le concours de résidanat, pour qu’on puisse former suffisamment de docteurs.
Le deuxième point reste la faible rémunération, un aspect très sensible. Comparativement aux autres fonctionnaires, le médecin est bien payé. Néanmoins, par rapport à ce qui s’offre ailleurs, ce sont des miettes. En France, un médecin spécialiste gagne en moyenne près de 70 000 € net par an, le généraliste 50 000 €. De fortes tentations, face auxquelles il est difficile de résister dans un pays qui paie un Bac +13 moins de 2500 dinars, le salaire d’un cadre dans d’autres entreprises publiques ! Un médecin est, in fine, un citoyen qui a une famille, des dépenses à assurer, et des ambitions qui correspondent à l’effort qu’il a fourni durant des années.
Qui fait quoi ?
Ce sentiment d’injustice fait des catastrophes. Au sein des services hospitaliers, un bon nombre de chefs services sont pris par leurs activités privées complémentaires, par leurs tâches administratives, d’enseignement, d’encadrement de thèses et de recherches, d’assistance aux réunions et aux séminaires… Pour trouver le temps à toutes ces activités, une bonne partie de la responsabilité opérationnelle est déléguée aux autres médecins seniors, à savoir les agrégés et les assistants.
Toutefois, ces derniers ont également leurs propres agendas. Il est légitime de penser à gravir les échelons. Cela ne passe pas par du travail sur le terrain auprès des patients, mais plutôt par la rédaction d’articles, la participation aux séminaires et l’obtention d’un maximum de diplômes. Ils délèguent, eux aussi, une grande partie de leurs responsabilités aux résidents. Ces derniers, qui sont encore en phase de formation et ont besoin d’accompagnement, doivent faire face à des urgences pleines à craquer et gérer des situations complexes. Quelle serait donc la qualité de la prise en charge ?
Enfin, l’interne, le maillon faible dans cette chaîne, se retrouve obligé de trimer à la place des paramédicaux. Une grande majorité de ces derniers cherchent à liquider rapidement leur travail pour aller travailler dans les polycliniques privées.
Le grand problème est donc la dilution de la responsabilité. Conjuguée à une infrastructure vieillissante, nous ne pouvons que nous attendre à des catastrophes, comme celle de samedi.