« La qualité d’un homme se calcule à sa démesure. Tentez, essayez, échouez même, ce sera votre réussite » (Jaques Brel).
Il est des vies qui ne se racontent pas… Tellement elles dessinent des itinéraires atypiques d’hommes illustres, créateurs d’excellence et inventeurs d’antidotes contre les mirages de la médiocrité et de la suffisance.
Abdelwaheb Ben Ayed qui vient de nous quitter est de cette catégorie d’êtres, façonnés dans le noble métal du don de soi et de l’intelligence vive, autour d’une des plus grandes « traditions d’efficacité managériale ». Sa saga transcende par sa grandeur toutes les approches et les analyses. Elle se positionne bien au-dessus de toute la cacophonie faussement politicienne et s’incruste dans l’effort de préservation de ce que la génération des pionniers de la trempe de Abdelwaheb Ben Ayed a construit.
Ses craintes pour le pays, du fait de la déchéance de la valeur travail, furent sa dernière grande souffrance après celle de la maladie qui est venue à bout de sa tenace, mais vaine résistance.
Il aimait son pays et le voyait porteur d’espérances parce que ses enfants « sont capables du meilleur, même lorsqu’ils sont confrontés au pire ».
Bien avant d’avoir construit de ses propres mains sa première petite entreprise avicole avec l’aide d’un de ses amis, utilisant un matériel rudimentaire, sa foi était inébranlable : le travail convenablement mené et l’effort inlassable peuvent casser toutes les résistances et faire aboutir les initiatives, y compris les plus hardies.
De son premier poulailler est né un empire qui caracole au sommet des fleurons de l’industrie tunisienne avec des activités variées, employant directement et indirectement plus de vingt mille personnes dont des compétences de haut niveau, faisant vivre le label Poulina à travers des dizaines d’entreprises, aujourd’hui parmi les plus performantes de l’industrie tunisienne dans tous les secteurs : volailles, œufs, crème glacée, produits d’entretien, margarine, yaourt, réfrigérateurs, matériel informatique, acier et dérivés, hôtellerie avec une belle médina à Hammamet, dont la construction a nécessité dix années et qui recrée les médinas pour en perpétuer la mémoire et pérenniser le patrimoine tunisien et universel.
Les compétences professionnelles des employés de la holding Poulina sont reconnues de par le monde et souvent sollicitées par les chasseurs de têtes locaux et internationaux.
J’ai connu Abdelwaheb Ben Ayed au cours de ma carrière journalistique au quotidien Le Temps, admirant sa fougue et son dynamisme alors qu’il développait son entreprise, bravant les écueils avec une ferme détermination, convaincu qu’il était « que le travail finit toujours par vaincre et convaincre ».
Un confrère et ami nous a réunis de nouveau ces dernières années et Abdelwaheh Ben Ayed m’a honoré de son amitié. Il était une école intarissable d’idées nouvelles et à l’écoute permanente de ce qui se fait dans le monde, inventeur lui-même de méthodes efficaces de gestion, cultivé et curieux de nouveautés, créateur insatiable de projets y compris culturels, farouche détracteur des « rigidités et incohérences de l’administration », partisan tout aussi déterminé du compter sur soi et convaincu du rôle fondamental du secteur privé. Il était généreux dans l’effort et avisé dans le choix de ses collaborateurs.
Il était fier- sans fanfaronnade- de nous raconter à chaque rencontre hebdomadaire, son itinéraire et d’en retracer le cheminement pas toujours facile, voire souvent combattu, sans cependant tempérer l’ardeur de ce vaillant capitaine d’industrie dont la quête de la performance n’a jamais connu de répit.
Leader incontesté dans son domaine, doté d’un génie créateur inégalé, il n’aimait pas la politique et était- jusqu’aux derniers jours de sa vie malgré la maladie- à la barre de Poulina qui était son espace de vie et d’épanouissement.
Son itinéraire édifiant et son œuvre devraient servir d’exemple pour la jeunesse aujourd’hui assoiffée d’action et pleine de promesses de créativité et d’engagement citoyen.
Abdelwaheb Ben Ayed repose désormais pour l’éternité, dans un lieu enchanteur qu’il avait choisi, loin des villes, face à cette Mer Méditerranée qu’il chérissait.
En réalité, s’il n’était pas le bâtisseur et l’homme d’affaires qu’il fut, il aurait sans doute exprimé avec la même ardeur et le même succès sa grande sensibilité et son amour de l’art, de la culture et de la Tunisie dans la peinture!
Allah yarhmou!
Par Mustapha KHAMMARI