La trêve n’aura pas tenu longtemps. Les négociations sociales n’auront pas suffi à calmer l’ardeur revendicative des salariés. Au fond, les accords salariaux arrachés dans l’urgence, sous la dictature de l’instant, n’auront servi qu’à aggraver une situation par trop complexe. Il ne pouvait en être autrement en l’absence d’une véritable reprise de la croissance. La hausse des salaires sans une augmentation conséquente de la VA et moins encore de la productivité est vouée à l’échec. Elle aggrave les tensions sociales en allumant chaque fois plus fort les feux de l’inflation. La hausse des salaires, déconnectée de l’effort de production, au seul motif de compenser la hausse des prix, se fait immédiatement rattrapée par la spirale inflationniste. C’est le serpent qui se mord la queue. Une politique contractuelle a du sens quand elle stimule la croissance et génère du grain à moudre. Mais il ne peut y avoir de pacte social bien assis sur son socle sans un pacte de croissance pleinement assumé par l’ensemble des partenaires sociaux. On en est bien loin.
On vit d’expédients, au jour le jour, sans engagement clair, précis et définitif des uns et des autres. Les rounds de négociations, les accords sectoriels ou catégoriels de dernière minute, conclus sous la menace de débrayage et d’arrêt de travail sans sommation, ne font que reporter et retarder l’échéance. La crise s’aggrave et ses issues sont plus difficiles et plus incertaines.
L’erreur serait de vouloir à chaque fois colmater les brèches plutôt que de prendre le taureau par les cornes et d’extirper le mal à la racine pour éviter que les mesures ponctuelles ne dégénèrent.
En l’absence d’une vision claire, d’une politique publique globale et cohérente, les mesures prises à l’effet de juguler l’inflation, de réduire le déficit de la balance commerciale, de stabiliser le dinar ou de supprimer sinon limiter les subventions des carburants vont, contre toute attente, plonger le pays dans la récession et la crise. Elles aggravent ainsi le mal qu’elles prétendent vouloir éradiquer.
A commencer par les hausses successives du taux directeur de la BCT. Sans doute pas l’unique arme dont se sert l’institut d’émission pour terrasser l’hydre de l’inflation. Elle est dans son rôle et elle a l’obligation de la stabilité des prix. Sauf que dans ce cas d’espèce, l’inflation n’étant pas pour l’essentiel d’origine monétaire, la hausse du taux directeur se répercutera sur le coût des entreprises largement endettées, impactera jusqu’à compromettre leur compétitivité et provoquera au final et l’inflation et le chômage.
La politique monétaire de la BCT, devenue plus restrictive et moins accommodante, n’a pas eu les effets escomptés sur la hausse des prix où l’on n’observe guère de décélération. Elle a en revanche mis à mal le plan d’investissement des entreprises en déficit de compétitivité et de confiance.
Il y a tout lieu de penser et de croire que la hausse des taux d’intérêt concourt à la hausse des prix et à la dépréciation du dinar qu’elle cherche à prévenir. La hausse du loyer de l’argent durcit certes les conditions d’accès au crédit à la consommation. L’effet attendu, en théorie du moins, est de limiter sinon rationaliser les importations, desserrer la contrainte externe et réduire le déficit commercial et donc l’endettement. Avec souvent en prime, si la réglementation des changes le permet, l’attrait des dépôts et des capitaux étrangers. On ne voit pas hélas s’esquisser un tel scénario ou alors, il tarde à se manifester.
Ce que l’on observe, en revanche, sur fond d’escalade sociale, c’est une avalanche de prix en folie qui menace d’une véritable explosion sociale. L’Etat lui-même procède de cette montée des tensions et jette en quelque sorte l’huile sur le feu en décidant d’augmenter le prix à la pompe de l’essence et du fioul pour restaurer les grands équilibres publics et financiers.
L’intention n’est pas condamnable en soi : elle vise à ramener les subventions à des niveaux soutenables. Il est en effet préférable d’allouer ces fonds aux dépenses sociales, ou aux investissements d’avenir. Seul bémol : il eût mieux valu s’attaquer aux causes plutôt qu’à leurs effets.
Pourquoi avons-nous atteint des montants quasi astronomiques au regard de notre PIB : près de 5 milliards de dinars, soit un peu moins de 5% du PIB qui partiront pour beaucoup en fumée. L’Etat se devait d’engager de tels montants pour soulager le budget des contribuables, des exploitants agricoles, des petits métiers et des producteurs en tout genre, à cause des carences et du recul de la production pétrolière. Il aurait fallu sanctuariser, sécuriser nos installations pétrolières, y décréter l’état d’urgence et, si besoin, déclarer la guerre contre quiconque les prendrait pour cible. C’est de notre sécurité dont il s’agit.
Il fallait, dès le départ, fixer des lignes rouges qu’aucun individu ou organisme ne peut transgresser. Cela vaut également pour la production de phosphate dont on n’arrête pas pourtant de mettre en avant le caractère stratégique. La production pétrolière a chuté de plus de moitié. Mieux vaut la libérer de ses entraves que d’actionner l’effet prix qui, en désamorçant la bombe des subventions, risque de provoquer une conflagration sociale.
Rationaliser les dépenses publiques, faire le choix de l’avenir, plutôt que de tout sacrifier au présent ? Oui et mille fois oui sauf que cela ne saurait suffire. Il faudrait en premier lieu s’attaquer au gâchis, aux troubles sociaux et sociétaux qui prennent en otage les entreprises victimes de dommages collatéraux.
Il n’y a aucune fatalité à l’effondrement de la production pétrolière et de l’activité du Groupe Chimique et de la Compagnie des phosphates de Gafsa, épine dorsale de l’économie nationale. L’Etat a l’impérieuse obligation de se réapproprier les espaces de production et de répartition qu’il a évacués dans le tumulte post-révolution. Il doit réinventer sans doute de nouvelles formes de gouvernance politique et économique pour amorcer un dialogue social digne de ce nom.
Pour remettre à l’endroit le train de la production, dont il assume la charge, sans être acculé à recourir, contraint et forcé, à déclencher la hausse des prix, une arme à double tranchant. Elle est peu dissuasive alors qu’elle porte en elle une terrible charge d’explosion sociale.
La hausse du prix du carburant qui vient d’être décidée – sans être la dernière du genre – et qui a soulevé au passage un véritable tollé de la part des ménages et de l’ensemble des acteurs économiques et sociaux aura certes pour effet de réduire, de quelques millions de dinars, les montants financiers affectés au titre des subventions du carburant. Mais s’est-on posé la question de son impact sur l’inflation déjà assez forte ? S’est-on interrogé au sujet du moral aujourd’hui en berne- des acteurs économiques petits ou grands que la hausse du carburant plonge dans le désarroi, dans l’incertitude et l’inconnu ? Il y aurait, selon toute vraisemblance, plus d’inflation, moins d’opportunités d’investissements, pas assez de croissance, peu d’emplois créés et davantage de fragilité de notre monnaie.
Bien plus grave : il faut s’attendre à de nouvelles hausses du taux directeur de la BCT. Il n’en faudrait pas plus pour donner le coup de grâce à une multitude de PME/PMI, voire des ETI, pas loin du dépôt de bilan. Sans compter le fait que chaque augmentation du prix du carburant à la pompe élargit un peu plus le périmètre du trafic transfrontalier boosté par le différentiel des prix d’ici et d’ailleurs.
Le bien n’est pas toujours l’ennemi du mal. Céder à la tentation de la facilité n’est pas ce qu’il y a de plus performant ou de meilleur.
Il faut se garder de certaines illusions d’optique. Le recours au seul mécanisme de prix ou de taux pour résorber déficit et déséquilibre est certes d’un usage facile, sauf qu’il peut être assez périlleux.
La hausse des prix du carburant, au motif de financer la transition écologique a déclenché un mouvement de protestation et de contestation en France – la 4ème ou 5ème puissance économique mondiale – qui n’en finit pas de susciter interrogations et inquiétudes.
Ailleurs, ce genre de mesure a fini par faire tomber gouvernement et régime. Difficile d’établir avec précision le seuil de rupture qui fera descendre les gens dans la rue et les installer dans une sorte de contestation voire de désobéissance civile permanente.
La paix sociale est d’autant plus menacée, dès lors qu’à la hausse des prix du carburant qui n’épargne personne ni aucun secteur s’ajoute celle des charges sociales. La réforme, récemment approuvée par l’ARP, du départ à la retraite à 62 ans est à mettre au crédit du gouvernement, sauf que la loi a été quelque peu assombrie par la hausse des cotisations sociales de 5 points dont 3 dit-on serait à la charge des entreprises sachant au fond que celles-ci supportent la totalité de la pression.
Cette mesure est-elle aussi opportune, au regard des difficultés des entreprises soumises à une fiscalité quasi confiscatoire ? Il n’est à craindre qu’à terme le pays perde plus qu’il n’en gagne aujourd’hui. Il y a lieu de s’interroger sur l’impact d’une augmentation de charges salariales sur la capacité de recrutement, voire de survie de larges pans d’activité.
En 8 ans de croissance molle, sinon de stagflation, nos entreprises, celles en tout cas qui s’inscrivent dans une logique de transparence et de respect des législations sont à bout de souffle, accablées de charges salariales, de montée des coûts et du poids de leur endettement.
La moindre charge additionnelle les fera chavirer, les mettra en danger de mort ou au mieux les fera basculer dans l’univers ténébreux de l’économie souterraine.
On ne peut reprocher au gouvernement de vouloir équilibrer les caisses sociales qui sont à des niveaux de déficit jamais connus et pour tout dire insoutenables. Sauf que dans ce genre de situation, il vaut mieux se hâter lentement en envisageant au besoin d’autres pistes d’actions d’accès certes difficiles mais qui préserveront au final la compétitivité et la pérennité de nos entreprises. Et plutôt que de mettre en péril celles qui assument leurs responsabilités sociales, on se doit d’abord de retrouver au plus vite notre potentiel de croissance et de création d’emplois et donc de cotisations supplémentaires.
Il faut sans doute aussi faire revenir à la raison celles – et elles sont très nombreuses – qui boudent les caisses, violent la loi et ne contribuent en aucun cas à l’effort de solidarité nationale. Il y a des gisements de ressources qui, si elles étaient ne serait-ce que partiellement et progressivement recouvrées, rétabliraient l’équilibre financier des caisses sociales tout en préservant de charges supplémentaires, du moins dans la mauvaise passe actuelle de l’économie, nos entreprises citoyennes.
La contestation sociale – qui n’a jamais cessé -s’intensifie et se répand aujourd’hui comme une traînée de poudre. L’exaspération des gens est à son comble face à la persistance de l’inflation – à quelques jours du mois de Ramadan dont la seule évocation signifie flambée des prix- à la dépréciation du dinar que plus rien ne semble arrêter.
La défiance des gens déçus et inquiets du jeu trouble des politiques n’a jamais été aussi grande. Elle ne présage rien de bon à moins de six mois des élections législatives et présidentielle. Il ne semble pas qu’on ait pris toute la mesure des enjeux politiques qui sont aujourd’hui les nôtres.
Les 6 prochains mois seront décisifs et déterminants et décideront du sort de la démocratie et de notre redressement économique. Nous avons atteint un niveau de rupture sociale et politique qu’il faut se garder du moindre faux pas.
Les prix du carburant et d’autres produits, aujourd’hui problématiques, de même que les taux de la sécurité sociale ou de la fiscalité doivent être consommés avec beaucoup de modération pour ne pas ajouter à l’inquiétude, à l’exaspération et au sentiment d’injustice que ressentent les gens.
Les réformes ? Bien sûr que oui mais en y mettant un peu plus de cohérence et de discernement. Le choix des moyens importe autant que la pertinence des objectifs. La paix sociale et le redressement de l’économie sont à ce prix.