A plus d’un titre, la géopolitique compte et comptera de plus en plus. Les conflits font naître ou disparaître des marchés de plus en plus conditionnés par l’évolution des rapports de force entre Etats ou tout autre acteur influent. Des ensembles régionaux se constituent ou se fragmentent, des acteurs disparaissent ou inversement émergent, constituant ainsi de puissantes dynamiques de restructuration des champs économiques. La guerre commerciale initiée par les Etats-Unis contre la Chine masque l’enjeu réel : la première place mondiale dans le domaine de l’innovation et de la recherche scientifique et technologique. Les attaques contre Huawei sur fond de contrôle de la 5G et donc de l’information et des flux de données en sont l’illustration. Il en est de même quant à l’intelligence artificielle. Le président Poutine soulignait déjà en septembre 2017 : « celui qui dominera l’intelligence artificielle dominera le monde ». La Chine s’en donne les moyens sereinement à l’horizon 2030 via la stratégie « Made in China 2025 » visant à s’ériger en leader des 10 technologies de l’avenir qui façonneront durablement le paysage économique et industriel de demain. La carte ci-dessous des investissements consentis en constitue une illustration flagrante !
A titre illustratif, demain, au Moyen-Orient, une nouvelle cartographie des relations et influences commerciales, et donc des parts de marché, se dessinera au regard des répercussions encore incertaines des révolutions arabes, de la future bataille pour la reconstruction de la Syrie et de la reconfiguration des rapports de force entre Iran, Russie, Chine, Turquie et Qatar d’un côté et Etats-Unis, Israël, Arabie Saoudite, Emirats Arabes Unis, etc. de l’autre. Deux blocs se font face avec des ambitions opposées quant au désenclavement des richesses régionales et quant à l’édification de projets d’infrastructures appelés à redessiner la carte régionale.
Comme le souligne Yossef Bodanskky, « La première des priorités était de construire le nouveau pipe-line qatarien pour transporter pétrole et gaz vers la Méditerranée à travers l’Iran, l’Irak et la Syrie et de le connecter avec les pipe-lines en Turquie. Ces pipe-lines remplaceraient les « pipe-lines sunnites » initialement planifiés pour traverser le Qatar, l’Arabie Saoudite, l’Irak et la Syrie, et qui avaient au début poussé le Qatar a soutenir le Djihad en Syrie. Les nouveaux pipe-lines transféreraient le gaz et le pétrole du Qatar et de l’Iran vers les côtes de la Méditerranée, principalement le port syrien de Lattaquié. Ils suivraient des lignes électriques et une infrastructure de transport intégrée à l’échelle régionale. Cette infrastructure stratégique à long terme qui est la vision de l’« Entente moyenne-orientale » reflète les aspirations stratégiques à grande échelle de l’Iran et de la Turquie. Les artères principales courraient d’Iran aux côtes méditerranéennes, et de l’ouest de la Turquie à la Mer rouge et au Hedjaz. La dernière étape serait de remplacer les routes par des voies ferrées. L’Iran et l’Irak ont déjà commencé à construire la ligne ferroviaire entre le village frontalier de Shalamcheh et Bassora en Irak. C’est le premier segment d’une ligne qui aboutirait à Lattaquié. Téhéran négocie en ce moment avec Damas pour gérer le port civil de Lattaquié (les Russes contrôlent les installations militaires) dans les prochains mois comme un débouché majeur pour le commerce international de l’Iran. Beijing et Moscou sont très intéressés par l’achèvement rapide de ces lignes de chemin de fer pour étendre l’initiative Une ceinture, une route ou le projer BRI »[1]. L’Iran s’érige ainsi en plateforme et clef de voute de ce futur dispositif appelé à reconfigurer les équilibres géopolitiques et géoéconomiques au Moyen-Orient, espace à la charnière entre l’Asie et l’Europe. Dès lors,la diabolisation de l’Iran par les Etats-Unis prend tout son sens.
Les alliances sont volatiles et mouvantes. Ce qui est valable aujourd’hui ne l’est plus forcément dans 24 heures. Néanmoins, nous assistons à la renégociation d’un nouvel accord Sykes-Picot, d’un nouveau partage de zones d’influences garantissant l’accès aux ressources stratégiques, etc. Des logiques sont à l’œuvre et il convient d’en saisir toute la substance et la portée. L’extraterritorialité du droit américain et les sanctions américaines ciblant l’Iran n’ont épargné personne, y compris les entreprises de pays alliés, à l’image de Total contrait de se désengager de l’exploitation des gisements gaziers au profit de la Chine. Les pertes pour Total sont considérables et subies par manque d’anticipation. L’atout concurrentiel pour tout chef d’entreprise est de saisir avant son concurrent l’intelligence complexe d’un territoire, d’un marché et des rapports de force plus que jamais volatiles et mouvants.
Le bassin méditerranéen, espace de concentration de nos échanges économiques, est le reflet des bouleversements politiques et stratégiques caractéristiques de la nouvelle configuration des rapports de puissance mondiaux. L’UE, principal partenaire économique de la Tunisie, semble s’enfoncer un peu plus chaque jour dans la crise risquant à terme la marginalisation au rang de périphérie de continent eurasiatique. Quel projet géopolitique est porté par l’UE ? Quelle place pour l’UE prise en étau entre le lien transatlantique bousculé par le président Trump et un continent eurasiatique en cours d’unification via le rapprochement, même tactique et conjoncturel, entre la Chine et la Russie ? Quel sera l’avenir de la Tunisie si l’Europe devient une périphérie du monde ? Pourtant, le déclassement de l’Europe est acté. Vers quelle Europe allons-nous : élargie ou contractée, à la carte, à géométrie variable ou fédérale ? dynamique ou minée par les politiques d’austérité et les déficits criants ? Ouverte sur le monde ou forteresse assiégée ?
Le Grand Maghreb, travaillé par des forces centrifuges et fragilisé par les événements secouant le Sahel africain, peine à émerger et risque la dilution dans son essence géopolitique. En effet, les visions des pays maghrébins sont dispersées et marquées par des tensions intérieures, des problèmes de stabilité, de modernité et de voisinage : ils ne se perçoivent pas à travers un ensemble régional stabilisé et demeurent otages de rivalités et de conflits gelés, larvés ou potentiels non encore surmontés. Chaque pays, en fonction de ses intérêts stratégiques, joue son propre jeu : les trajectoires stratégiques ne se complètent pas, elles se croisent, voire se neutralisent suivant une trajectoire en silos.
L’enlisement du projet de Grand Maghreb, paralysé par des ambitions géopolitiques inconciliables et des conflits non surmontés, ouvre la voie à d’autres acteurs décidés à peser sur les équilibres stratégiques du théâtre maghrébin : forte présence des Etats-Unis avec des projets empiétant sur le champ d’influence traditionnel des pays européens de l’arc latin et aspiration à évincer les puissances rivales ; percée géopolitique de la Chine avec pour objectif de se positionner en acteur significatif en Méditerranée et en Afrique du Nord et retour en force de la Russie en Méditerranée, au Maghreb et plus globalement en Afrique. Inde, pays européens en rivalités (Allemagne, France, Italie, Grande-Bretagne, Espagne, etc.), Japon, Corée du Sud, Iran, Turquie et pays du Golfe (Arabie Saoudite, EAU, Qatar, etc.) déploient des stratégies de positionnement, d’influence et d’évincement de rivaux, ajoutant à la complexité et exacerbant les tensions et risques de crises ou de conflits. A terme, une redéfinition de la carte des influences et des ambitions au Maghreb est à prévoir. Les entreprises tunisiennes travaillant au Maghreb ne peuvent ignorer cette réalité.
En effet, quel ordre maghrébin émergera ? Cette problématique commandera le présent et l’avenir du tissu économique tunisien. Quel avenir pour la Libye, voisinage immédiat de la Tunisie ? Quelles logiques géopolitiques commandent l’avenir de ce pays ? Quelles dynamiques entre local, régional et international ? Quel sera l’understanding entre grandes puissances et puissances régionales qui émergera quant à l’exploitation des ressources pétrolières et gazières du pays ? Cet understanding préservera-t-il l’intégrité territoriale de la Libye ou iront nous vers un émiettement du pays en féodalités territoriales sous contrôle d’acteurs étrangers exploitant les ressources ? Quel impact sur la Tunisie, sa stabilité et les entreprises tunisiennes implantées en Libye sans compter nos régions et populations frontalières ? Comment se positionner afin de peser lors de la reconstruction du pays ? La Libye, second partenaire économique de la Tunisie après l’UE et la Tunisie ont une destinée commune. L’offensive du maréchal Haftar amorcée le 4 avril 2019 rebat les cartes d’une Libye risquant à tout instant de basculer dans une guerre généralisée, celle de tous contre tous. Inversement, si la coagulation conjoncturelle et tactique des résistances à l’offensive cède en Tripolitaine, allons-nous vers l’instauration d’un régime militaire avec à sa tête un Haftar se rêvant en Sissi libyen ? Quelles seront les conséquences sécuritaires et économiques pour la Tunisie ? Parallèlement, quelles sont les forces à l’œuvre et quels sont les acteurs qui vont compter dans la future équation algérienne post Bouteflika ? Le système va-t-il parvenir à se maintenir en mutant et en changeant de visage face à une rue exposée aux manipulations tant intérieures qu’extérieures ? L’inconnue et l’incertitude algériennes doivent être clarifiées par une analyse rigoureuse de la géopolitique intérieure et extérieure du pays et du jeu des puissances internationales et régionales. L’Algérie, encerclée par un réseau de bases occidentales, est ciblée. Les rivalités entre les différents clans sont exacerbées et risquent de provoquer des développements inattendus soutenus par des acteurs extérieurs. Sans l’établir clairement, le système algérien aspire certainement à une évolution à la chinoise matérialisée par une ouverture maîtrisée et graduelle sauvegardant un pouvoir central fort en mesure d’écraser militairement toute contestation intérieure et de s’opposer à toute convoitise extérieure sur les ressources nationales. Ce système confronté à une montée des convoitises et à un peuple aspirant à renverser la table et à un changement radical y parviendra-t-il ? Toute la stabilité de la région est conditionnée par l’évolution de la scène algérienne. Si le glacis algérien cède et si une réelle transition démocratique est amorcée en Algérie, nul doute qu’une nouvelle carte maghrébine émergera. Dès lors, quelle place pour la Tunisie ? Pour Tunis, cette problématique s’érige en question de vie ou de mort. Comment positionner au mieux nos entreprises en évaluant les risques et menaces et en saisissant les opportunités des transformations en cours en Algérie ? Autant d’interrogations majeures auxquelles nos chefs d’entreprises et dirigeants doivent être en mesure de répondre. Il en est de même quant aux grandes évolutions redessinant le continent africain, notre continent ou devrions-nous dire les Afriques compte tenu de son extrême diversité.
Sans vision structurée, ces différentes dynamiques risqueront d’être subies par les acteurs économiques tunisiens. Rappelons l’interjection du Sphinx à Œdipe : « Comprends ou tu es dévoré ».
Ainsi, la stratégie d’entreprise est peu à peu rattrapée par la géopolitique : ni les Etats ni les entreprises ne peuvent prétendre jouer seuls. L’entreprise fait face à des environnements toujours plus complexes et incertains. Comme le souligne J-M Leersnyder, « ne perdons pas de vue un principe essentiel : en matière politique, contrairement à ce qui se passe en matière économique, le risque n’est assorti d’aucune prime de rendement. Il est de pure perte pour l’entreprise ».
Tensions internes et zones de fractures
L’analyse géopolitique vise à affûter le regard, à « éduquer et repérer les zones de contact, de frictions et d’échanges où vont naître les événements porteurs d’avenir »[2]. Comprendre, analyser le jeu des acteurs, distinguer le structurel du conjoncturel, détecter les signaux faibles et les facteurs de changement, lister les risques, menaces et opportunités, telles sont les finalités poursuivies par une approche géopolitique et prospective appliquée à l’entreprise. Il s’agit de comprendre pour mieux agir.
Par voie de conséquence, toute entreprise tunisienne exerçant une activité à l’étranger doit être en mesure d’anticiper les évolutions socio-politiques et géopolitiques de l’environnement dans lequel s’insère son activité. Cette démarche relève d’une approche anticipative des risques réduisant les coûts inhérents à toute gestion dans l’urgence. L’étude géopolitique d’une zone révélera à une entreprise la personnalité stratégique de cet espace, ses enjeux, les dynamiques qui le structurent et ainsi les risques mais aussi les opportunités qu’il projette. L’analyse géopolitique, grille de lecture devenue incontournable afin de déchiffrer les enjeux régionaux et internationaux, constitue un outil managérial d’aide à la décision stratégique en environnement incertain et volatile. Il s’agit de comprendre, de distinguer le structurel du conjoncturel afin de mieux agir et d’optimiser ses process.
Comme le souligne M. Fiorina, « de nouvelles instabilités mais aussi de nouvelles opportunités émergent de ce chaos mondial. Elles imposent à toutes les entreprises de prendre en compte les analyses géopolitiques, de se donner des règles claires et d’en professionnaliser le traitement. La plupart des grandes entreprises sont bien informées et rompues à ces analyses, mais les autres ne disposent souvent ni de ces moyens, ni de ces compétences. Vulnérables aux nouveaux risques, elles doivent apprendre à s’adapter ! Les méthodes et les outils sont disponibles, les structures existent pour apprendre. Mais l’état d’esprit qui préside à ces vigilances d’un nouveau type, la volonté de ne plus se laisser surprendre, font encore trop souvent défaut. Bref, la géopolitique est devenue une discipline à part entière du management. Sa spécificité par rapport aux autres disciplines est qu’elle est transverse, associant management, sciences sociales et sciences humaines »[3].
Anticiper pour se prémunir contre les impacts négatifs
Convenons que sans vision d’avenir, aucune décision n’est envisageable. En effet, en l’absence d’éléments suffisants d’aide à la prise de décision, laquelle, en termes de stratégie d’entreprise signifie toujours une prise de risque, le danger est qu’il y ait mauvaise décision, voire encore plus fréquemment absence de décision tout simplement ! En effet, décider, c’est prendre le risque de se tromper. Nombreux sont ceux qui préfèrent attendre que les événements décident pour eux, plutôt que de choisir de peser significativement sur ce qui leur arrive et va leur arriver au risque d’engager leur responsabilité. La proactivité est délaissée au profit de la passivité, voire de la politique de l’autruche.
Dans ce cadre, pour un chef d’entreprise confronté quotidiennement à des gestions de crises amenées à se multiplier, il convient d’être en mesure d’identifier les crises et les risques inhérents, de les apprécier et d’en mesurer l’intensité (les tenants et les aboutissants). Dans ce contexte, les outils d’anticipation s’avèrent précieux. En effet, débouchant sur un modèle causal de la crise spécifique à chaque entreprise, ils permettent de s’affranchir du flou inhérent aux effets induits (la crise est là mais l’on ne comprend pas ce qu’il y a derrière) : diagnostic de la crise, modèle explicatif et scénarios de sortie de crise permettent de limiter les pertes qui peuvent s’avérer catastrophiques si la crise est mal gérée car mal comprise.
Anticiper, c’est donc se prémunir contre les impacts négatifs, c’est privilégier la réflexion en préparant avec le plus possible de précision une décision : c’est en cela que souvent la prospective est qualifiée de « réductrice de risques ». Prospective et géopolitique permettent de mieux éclairer l’action présente.
Il est de coutume d’affirmer que pour éteindre un feu qui démarre, il faut un verre d’eau lors de la première minute, un seau au bout de cinq minutes et un camion de pompier après un quart d’heure[4]. C’est pourquoi nous plaidons vivement pour la mise en place, au sein des entreprises tunisiennes, de cellules de veille et d’alerte (détection des germes), pouvant être également dénommées cellules de crise, afin de sensibiliser les dirigeants et les cadres à toutes situations constituant, compte tenu de leur montée en puissance, des menaces sérieuses à la performance de l’entreprise.
Convenons ensemble que l’équipe de crise doit être constituée bien avant que ne se déclenche tout incident et non l’inverse. Assumons nos responsabilités dans un monde de plus en plus instable, un monde brisé et incertain : une crise anticipée peut s’avérer vectrice d’opportunités nouvelles et créer une dynamique porteuse et vertueuse.
En définitive, l’anticipation, c’est, certes des méthodes rigoureuses, mais c’est avant tout un état d’esprit, une méthode de travail, de nouvelles approches managériales incitant les entreprises tunisiennes à s’affranchir du poids du présent. Il ne s’agit pas de bouleverser les modes traditionnels de gestion mais d’optimiser et d’aménager afin d’accroître la rentabilité et la performance de ces entreprises. Les PME n’échappent pas à cette nouvelle réalité et nécessité : elles doivent être en mesure de se positionner sur des pôles de profit et non sur des pôles de coût : voilà l’optimisation !
Par voie de conséquence, cessons de fuir nos responsabilités de dirigeants et de chefs en arguant que nous ne pouvions pas faire autrement : l’avenir se construit, il ne doit pas être subi dans la torpeur : ouvrons les yeux sur cette nouvelle réalité et cessons de nous dérober !
[1] « Une nouvelle alliance moyenne-orientale secoue les puissances mondiales », Yossef Bodansky, reseauinternational, 18 avril 2019, consultable au lien suivant : https://reseauinternational.net/une-nouvelle-alliance-moyenne-orientale-secoue-les-puissances-mondiales/
[2] Voir CLES, « Géopolitique et entreprises », Jean-François Fiorina, N°200, 8 mars 2017
[3] Voir CLES, « « La géopolitique, discipline à part entière du management », 6 avril 2017 consultable au lien suivant : http://notes-geopolitiques.com/si-tu-ne-tinteresses-pas-a-la-geopolitique-la-geopolitique-sinteresse-a-toi/
[4] Voir Futuribles, Hugues de Jouvenel.