Que fait l’Instance nationale de lutte contre la traite des personnes ? Quelles sont les chances que la Cour Constitutionnelle voit le jour ? C’est ce genre d’interrogations que pose Raoudha Laâbidi. La présidente de l’Instance nationale contre la traite des personnes exprime son point de vue. Interview :
leconomistemagrebin.com : quelles sont les mesures disponibles aujourd’hui pour lutter contre la traite des personnes ?
Raoudha Laâbidi : La mise en place de l’Instance nationale contre la traite des êtres humains est un acquis inestimable. Il est vrai que les débuts n’étaient pas faciles. Il faut rappeler également que même si la promulgation de la loi organique n°61-2016 date du 3 août 2016, l’instance n’a démarré ses travaux qu’en février 2017.
D’ailleurs, nous avons tenu à présenter notre rapport au mois de mars dernier. Tout comme nous avons présenté notre plan d’action pour 2017 jusqu’à 2019.
Au début, l’instance a fonctionné sans budget, mais grâce à nos partenaires, à l’instar de l’OIM, Terre d’asile, le Conseil de l’Europe, l’ODC, nous avons pu faire de grands pas de sensibilisation sur le rôle de l’instance. Entre autres choses, notre rôle consiste à former les personnes qui constituent l’ossature de l’instance dont des magistrats de la chaîne pénale, pour la bonne application de la loi, la société civile, les forces de sécurité. Nous avons également formé des avocats, des délégués à la protection de l’enfance dans les 24 gouvernorats, notamment comment ils doivent réagir dans des cas de traite. En tout, environ 1400 personnes. Une autre mesure est la mise en place d’un guide au format de porte-clé en arabe et en français où nous avons énuméré les différentes situations : l’identification de la victime, les mesures de protection des victimes de la traite et bien d’autres choses…
Aujourd’hui, dans les universités de droit, il y a tout un module sur la traite. Et les universitaires viennent nous voir pour solliciter une formation. Je trouve que c’est très noble comme démarche.
Vous savez, nous recevons chaque jour des victimes de la traite et plus particulièrement des étrangères. Car une majorité d’entre elles ignorent si elles sont des victimes, tout en ayant aucune connaissance de leur droit.
Par ailleurs, nous avons mis en place un autre projet pour sensibiliser les enfants, à travers un jeu éducatif. Ce projet se fait en coordination avec Avocats sans frontières et les instituteurs. Aujourd’hui, l’instance essaie de coordonner au maximum avec les intervenants, afin d’instaurer une bonne gouvernance.
A propos, où en sommes-nous au sujet de la bonne gouvernance ?
Au sein de notre instance, tout va bien. Mais à l’extérieur, pas vraiment. Je ne pense pas que nous ayons beaucoup progressé en termes de bonne gouvernance, mais bien au contraire. Nous avons l’impression que depuis janvier 2011, l’Histoire s’est arrêtée.
Aujourd’hui, la principale préoccupation des dirigeants n’est autre que la carrière et la course pour le pouvoir. L’Etat de droit que nous sommes supposés avoir instauré ne fait que céder du terrain à l’impunité. Cette impunité n’est que la conséquence directe de la situation socio-économique du pays qui est très critique. Et il y a urgence à réagir avant qu’il ne soit trop tard. Cela ne peut plus durer ainsi.
Entre-temps, la société civile, celle qui tire à chaque fois la sonnette d’alarme, est entrée en hibernation parce qu’elle est épuisée. D’où l’effet de l’usure.
Que faut-il faire pour changer la donne en Tunisie ?
Il n’y a qu’un seul mot d’ordre : appliquer la loi et mettre un terme à l’impunité. Nous sommes en train de perdre l’Etat de droit. Même si les lois sont mauvaises, il vaut mieux les appliquer que de vivre dans l’anarchie. Je pense que si nous parvenons à instaurer un véritable Etat de droit, tout ira pour le mieux.
A propos des prochaines élections, la transparence est-elle en danger ?
C’est à nous citoyens d’exiger la transparence. C’est à nous, femmes et hommes aussi d’avoir cette prise de conscience. Tout comme nous ne sommes pas prêts à lâcher notre Tunisie aux opportunistes et leur laisser la voie libre. Car il ne faut jamais s’attendre à ce que les politiciens soient transparents.
Il revient à nous avocats, magistrats, médias, société civile, citoyens de ne pas céder et de réagir. Car il y va du salut des prochaines générations, de nos enfants. Nous n’avons pas investi dans des chalets, ou à faire fortune, nous avons misé sur nos enfants qui sont notre capital humain. Et nous devons garder cette Tunisie pour nos enfants, une Tunisie digne avec des enfants dignes de ce pays.
Où en est aujourd’hui l’affaire de Rgueb ?
C’était un danger de taille. Nous avons senti le danger le jour du signalement, mais ce que nous avons vu après était pire que ce que nous pouvions imaginer. L’affaire est entre les mains de la justice. La plupart des enfants ont été réinsérés dans les écoles. Le tollé soulevé par cette affaire a fait réagir tout le monde : délégués à la protection de l’enfance, magistrats, ministères. A notre niveau, nous avons instauré un suivi rigoureux de cette affaire et tout sera révélé en temps voulu.
Comment réagissent les enfants qui étaient emprisonnés dans cette pseudo-école coranique ?
Il y a des enfants qui nécessitent à l’heure actuelle beaucoup de suivi. Pour les plus affectés, nous avons demandé à ce qu’ils ne retournent pas chez eux, vu le comportement de leurs parents qui n’ont rien compris au danger que couraient leurs enfants. Le danger c’est qu’ils ont voulu formater ces enfants tant qu’ils sont encore réceptifs et jeunes. Et nous avons réagi à temps pour anéantir leur plan.
Pourquoi, selon vous, la Cour Constitutionnelle ne voit pas encore le jour ?
La composition de la Cour Constitutionnelle est la principale cause de blocage. Et cela nous l’avons toujours fait remarquer au moment de la rédaction de la Constitution, mais personne n’a voulu nous entendre. Nous sommes le premier pays au monde à avoir prévu une composition de 12 membres de la Cour Constitutionnelle, soit un nombre pair. Or, il faut un nombre impair pour pouvoir trancher en cas de parité de voix sur une question soumise à l’examen de la Cour Constitutionnelle. C’est donc ce nombre qui est la principale pierre d’achoppement.
La Constitution 2014 devrait-elle être amendée selon vous ?
La Constitution est bonne, mais il aurait fallu d’abord l’appliquer. Une fois mise en place, la Cour Constitutionnelle veillera sur les droits. Et nous aurons ainsi les mécanismes qui vont nous protéger. Cela étant dit, il n’y a pas urgence à réformer la Constitution, mais l’urgence se trouve au niveau de la Cour Constitutionnelle. Et le blocage est lié principalement à la volonté politique. En somme ce qui bloque, c’est le Parlement.
J’espère qu’il y aura une prise de conscience au niveau des décideurs politiques et au niveau du Parlement, car les élections sont pour très bientôt et en l’absence de la Cour Constitutionnelle, nous ne sommes pas sortis de l’auberge.
Quelles sont vos ambitions ?
C’est clair pas de politique. J’aime servir mon pays. Je n’ai besoin ni d’être présidente ni chef du gouvernement, encore moins ministre, car je tire ma valeur de ma personne et non des statuts ou encore des postes. Néanmoins, je me sens capable d’apporter ma contribution à la Cour Constitutionnelle à condition que je sois désignée par le Conseil Supérieur de la Magistrature et non par le Parlement ou la Présidence parce qu’il s’agirait d’une nomination politique. J’ai toujours été dans ma vie impartiale et je le demeurerai. Mais ce que je fais au sein de l’instance me passionne, car il y a beaucoup à faire. Mon message : nous ne lâcherons pas et nous serons toujours là.