Pour ce dimanche, leconomistemaghrébin.com a interviewé Mohamed Abdellatif Chaibi, banquier, statisticien ISUP-Paris. Dans cet entretien, notre banquier évoque le rôle de la stabilité réglementaire sur l’investissement, la problématique du manque de liquidité et l’utilisation du cash ainsi que les pistes à explorer pour améliorer le climat d’investissement, la sortie de la Tunisie sur le marché international.
La Tunisie a-t-elle vraiment besoin d’une loi de finances complémentaire ?
Aussi louables et méritoires soient-elles, je ne crois pas que de telles approches – loi de finances complémentaire ou/et une Loi d’urgence économique – soient bien audibles par le monde des affaires et des finances que nous vivons aujourd’hui.
Croyons-nous que par l’annonce de textes législatifs nous allons attirer l’attention de tout un monde où les règles de l’investissement sont et se veulent codées, normalisées et uniformisées ? Le financement, l’investissement et la prise de parts de capital se font maintenant par des fonds, par des souscripteurs privés, corporate ou institutionnels, lesquels, de Pékin à Casa et jusqu’à chez nous, établissent eux-mêmes leurs règlements intérieurs de fonctionnement ou leurs prospectus des règles d’émission et négocient au plus près leurs contrats de prêts bancaires.
Ma conviction profonde est qu’en termes de lois, la loi fondatrice du marché financier tunisien actuel, celui de 1994, même si nous devons l’améliorer, suffit. Depuis, avec l’impulsion du FMI, version Directeur Général M. Camdessus, ses nombreux vis-à-vis tunisiens avaient de profondes implications. Nous avions été parmi les premiers pays au monde à avoir su monter leurs infrastructures financières par rapport aux flux et aux transactions rattachées aux investissements et aux levées de fonds. Sur les systèmes de paiement BCT-Banques et Règlement-Livraisons, les délais de dénouement sont ceux que les investisseurs trouvent à Londres tout comme à Paris.
La Place de Tunis, ses intervenants financiers et publics, aurait gagné à être présentée dans cette continuité. Car c’est la continuité qui ancre les perceptions chez les investisseurs.
Est-ce que cette bonne image s’est détériorée et est-ce qu’une Loi d’urgence économique aiderait à la restaurer pour mieux développer les investissements ?
Elle a été touchée oui, certainement. En effet, nous sommes observés. Depuis 2011, les rendez-vous de l’entreprise avec les lois de finances et de budget ont été entachés de discordes et de heurts. A la longue, ces faits locaux finissent par franchir les frontières. S’ajoutent à cela les listes noires ou grises. Chez les investisseurs nationaux ou internationaux, la perception du climat des affaires ne peut que se dégrader.
Pour que nous puissions reprendre, et encore améliorer, l’image et les notations et les mentions de pays d’investissement qui étaient les nôtres nous devons tout approcher avec grande minutie et attention. Même les titres des annonces devraient être mieux étudiés. Utiliser des termes du champ sémantique de l’urgence n’est pas du tout approprié. Cela renvoie aux investisseurs une impression de hâte et de précipitation qui les laissent craintifs et hésitants. Seuls les investisseurs de grade spéculatif, de fort lobbying, pourraient s’y intéresser. Mais eux ils seront excessivement coûteux pour une économie en souffrance telle que la nôtre.
D’autre part, associer l’urgence économique plutôt aux grands projets, nous renvoie à l’une de nos plus importantes fragilités de l’esprit public. La facilité de s’occuper d’un ou de cinq dossiers, de résoudre les problèmes d’un ou de cinq grands investisseurs ne suffit pas pour améliorer significativement le climat des investissements et créer la dynamique économique souhaitée.
Nous avons quand même une longue expérience des grands projets. Cette longue expérience nous permet de constater aujourd’hui que nos objectifs d’emploi, de valeur ajoutée, de transfert technologique, de flux d’IDE, de concorde et de contrat social se sont inscrits bien loin de la réussite souhaitée.
Qu’est-ce qui améliorerait à votre avis le climat de l’investissement ?
Il faudrait canaliser les efforts, l’énergie et l’intelligence publique sur ce qui représente la majorité et le socle de l’investissement, à savoir la PME et le petit et le moyen entrepreneur. Ce sont eux qui font l’économie de tous les jours et c’est vers eux que l’attention et l’avantage en traitement devraient s’orienter. Les plus grands, il ne faut pas hésiter à les soutenir car ils savent mener leurs affaires.
La PME voire la micro-entreprise d’abord, le marché intérieur d’abord, le consommateur local d’abord, devraient être nos nouveaux codes publics. Et là, il ne s’agit ni de Lois ni de discours, ni de thèses.
Qu’est-ce à dire en pratique ?
En pratique, à mon avis il faudrait dissoudre et redonner une nouvelle vie et missions à tous les organismes d’appui qui remontent aux années 70, les centres de promotion et même les offices des années 60. Si on les regroupe en une seule et grande Administration Publique au service de l’entreprise, genre SBA américaine, on aura accompli une grande réforme salutaire.
Les investissements n’ont pas uniquement un problème de climat mais aussi et surtout un problème de taille. Les missions fondamentales de la BCT gagneraient alors à se réduire au strict minimum afin de favoriser leurs croissance et progression.
Cela passe par un taux bancaire Directeur autour de 0. Autant nous tarderons à le faire autant nous perpétuerons nos imperfections et stérilités financières et bancaires.
Quel sera l’impact de la sortie de la Tunisie sur le marché international sur l’endettement et sur la capacité de résilience de l’économie tunisienne ? Je ne vais pas céder à la facilité de commenter le montant, les taux éventuels, les rejets puis les acceptations de son autorisation. La question est plus grave que cela et votre question qui porte sur la résilience de notre économie le prouve déjà.
Cette sortie internationale, 800 M$, vient nous rappeler que le problème de notre dette publique grandissante est toujours posé. Elle vient nous rappeler aussi notre manquement à monter une Agence Tunisie Trésor capable de maîtriser de telles émissions et sorties pour emprunts.
Ne pas confier à cette agence un mandat et un pouvoir de restructuration des dettes nous mettra dans la même situation que Kheireddine Pacha quand il a été dans la Commission Financière d’avant Protectorat. Aussi brillant, respecté et patriote qu’il a été et qu’il le demeure, il a failli à prendre les devants et restructurer la dette tunisienne de l’époque. Soyons les premiers à nous positionner comme chef de file pour arranger notre dette et les finances nationales seront sauvées.
Pouvez-vous nous dire comment ou du moins quelles seraient les grands lignes d’action ?
Oui, absolument, je reviens au taux directeur de la BCT. Le réduire à ses niveaux nuls nous offrirait déjà la possibilité de restructurer la dette locale en Dinars.
Nous sommes actuellement dans les 14 milliards de Dinars en Bons du Trésor. La durée de vie moyenne de cet encours est assez courte, moins de 5 ans. Le Trésor public subit la pression du montant ainsi que celle du resserrement des délais. Une configuration des plus nuisibles à l’économie et il s’agit de restructurer cette dette avant qu’il ne soit tard.
Un montage incisif devrait nous emmener à la restructurer sur 100 ans. La dimensionner sur 3 ou 4 tranches et coupons où la fourchette des rémunérations serait dans un intervalle de 1 à 3% donnerait à la finance tunisienne l’aise et la marge dont l’économie a besoin.
Les taux de financement de l’économie convergeraient d’autorité vers les niveaux bas qui lui sont convenables et nécessaires.
Le jumelage BCT – Banque de France pourrait-il aider dans ce sens ?
Ecouter, je ne sais pas, je n’ai aucune idée sur quoi porterait l’accord. Il y a eu déjà plusieurs accords du genre dans le passé mais nous n’en connaissons pas la teneur. Je suis pour la réduction des missions actuelles de la BCT, pour la dégager de la stabilité des prix. Mais le jumelage étant entre frères, c’est un de nos célèbres proverbes qui me vient à l’esprit et me fait sourire : « si le frère avait été d’un bon apport et renfort pour le frère, personne n’aurait pleuré son père ».
Avec tout le respect et l’égard que les banquiers portent à leurs collègues banquiers officiels, je pense qu’un partenariat BCT-Banque du Maghreb, ou mieux, BCT – Banque Centrale de Bulgarie, serait plus approprié et en phase, et ce, tant en termes d’environnements semblables qu’en termes de politique de taux directeur faible à nul réussis et que je conseille.
Mais, en général, en revenant de nouveau à vos questions sur l’investissement, je pense qu’il il serait plus judicieux de se lier en jumelage et en partenariat avec des institutions du type AFD.
Nous avons une grande et significative expérience en termes d’expertise STEG, SONEDE avec leurs filiales internationales. Il est grand temps de valoriser de telles filiales, ainsi que l’expertise nationale en bureaux d’études, en travaux publics et en numérique, savoir-faire postal, au sein d’une seule Agence Tunisie de Développement, ATD. Partir en Afrique en consortium AFD-ATD ouvrirait aux deux pays un meilleur ancrage et une meilleure intelligence de positionnement.
Quel est, selon vous, l’impact du manque de liquidité sur l’activité bancaire en Tunisie ?
Encore un de nos excès d’ interprétation. Nos rapports, billets et monnaies en circulation ne diffèrent pas de ceux qui sont en Zone Euro ou encore en Suisse. Même si en UE ou au Maghreb tous les banquiers estiment que la numérisation des transactions et la digitalisation des sociétés devraient aider à limiter les rapports avec l’argent liquide, les pouvoirs publics et administratifs ne vont pas jusqu’à diaboliser le cash ou imposer aux gens de réaliser certaines de leurs transactions exclusivement via cartes bancaires ou postales.
Le cash augmente par moments et périodes, durant les fêtes de l’Aïd, la saison estivale, dans les moments de crise sociale, de pénurie, et il ne faudrait pas forcer les consommateurs à ne pas garder des espèces en poche.
D’autre part, sachant que les pouvoirs publics appellent vigoureusement au decashing, l’industrie numérique des paiements ne songera jamais à redimensionner ses offres de prix et à calibrer son offre technologique en fonction du pouvoir d’achat local. Contraint, le consommateur se trouvera acculé à payer le prix fort.
De même, vu la faiblesse en couverture bancaire et en équipements monétiques commerçants, les taux de bancarisation restent en deçà des espérances. Encore une raison naturelle pour que le recours le plus approprié aux paiements reste le cash.
Une autre raison de recours au cash sont les frais élevés pratiqués par les banques. Etant donné que le salaire moyen est de 650 dinars, un simple et minimal coût marginal de 10 dinars par mois en frais va paraître énorme et non rentable comparé à une transaction cash gratuite.
Il n’y a aucun mal, et il ne faudrait pas s’alarmer, à ce que les billets et les pièces en circulation soient comme ils le sont aujourd’hui à hauteur de 14 milliards de Dinars. De même, il ne faut pas s’alarmer si le niveau du refinancement bancaire est, comme il est aujourd’hui, autour de 16 milliards de Dinars. Au contraire, si le refinancement commercial était permis, les 16 milliards auraient augmenté davantage, ce qui par ailleurs réduirait le marché parallèle.
La banque c’est les flux, autant vous les soutenez autant votre économie demeurera fluide et dynamique.