Comprendre l’énormité de ce qui arrive en Tunisie; ne pas fuir notre réalité mais ne pas l’accepter non plus; tel est le défi présent.
Les lanceurs d’alerte se sont épuisés à constater le gâchis absolu dans lequel nous baignons, dès ses prémices. Ils ont proposé des solutions, sans trouver d’oreilles attentives de la part de ceux qui prétendent gouverner de tous bords.
Certains, et non des moindres, pataugent dans leur coupable incompétence et persistent dans la vénalité, jumelée à une veulerie de « collabos ». Terme comparable aux renégats et aux vendus à l’occupant au cours de la période du protectorat البيَوعة.
Des faits innombrables relatés notamment dans les rapports d’institutions de contrôle des finances publiques et de l’Instance de lutte contre la corruption l’attestent. Il serait fastidieux de les égrener.
Comprendre ! Ce n’est pas si aisé ! En 2006, en plein régime du « changement », parut un livre « La force de l’obéissance » (Béatrice Hibou- Editions La Découverte- 363 pages). L’auteure y démonte les mécanismes de l’assujettissement à partir d’une analyse affûtée du système mis en place par le fomenteur du coup d’État médical de 1987 et ses acolytes.
Elle a scruté l’économie tunisienne, la fiscalité, la gestion des privatisations, l’organisation de la solidarité et de l’aide sociale dans un environnement de répression, de contrôle policier et de concussion généralisée…
Elle a tenté de comprendre « au-delà de la répression la plus brutale, quels sont les modes de gouvernement et les dispositifs économiques concrets de pouvoir qui rendent la contrainte indolore, voire invisible, et la « servitude » volontaire- selon l’expression d’Etienne de La Béotie-, et qui permettent même aux mécanismes de soumission et d’asservissement d’être parfois recherchés ».
Cette description minutieuse conforme à la réalité, qu’un nombre d’amnésiques esquivent, a été ignorée par les arrivistes qui se pressèrent en 2011 et qui se jetèrent tête baissée dans un saccage à outrance, sans chercher à corriger, à réformer, à construire.
Dans la frénésie collective, ils ont amplifié les travers de l’ancien régime, ont surpassé leurs prédécesseurs dans la prédation et ont entraîné par leur sottise un déferlement de désordres que nous subissons.
Une perte de sens multiforme
Le traitement de choc traumatisant dure au moins depuis trois décennies. Une si longue période laisse des stigmates indélébiles. Le résultat est une société tunisienne en perte de sens. Et c’est une perte de sens multiforme.
Il y avait sens lorsqu’il était possible de retrouver dans les actes de ceux qui gouvernent la présence et la marque d’un tout homogène; lorsqu’on pouvait se référer à un projet commun cohérent et perceptible.
Nous vivons des moments où, culturellement, nous n’avons pas de pensée et donc de réponse à la hauteur des difficultés que nous traversons et dans lesquelles il manque des visions, des pilotes pour l’action. Nous nous sentons seuls en tant que Tunisiens, affligés d’imposteurs de la pire espèce s’employant à nous faire subir leurs bricolages pseudo-religieux ou politicards.
La crise multidimensionnelle actuelle, qui se traduit par cette perte de sens multiforme, se caractérise par un mouvement de défiance à l’égard de l’État due à une gestion catastrophique des gouvernants.
Elle est, d’abord, une crise de la finalité, du « pour quoi ». Ce qui recouvre, au niveau du citoyen, la capacité à donner une justification à ses actions, ses efforts, voire à ses renoncements ou à ses sacrifices.
Au niveau collectif, c’est la possibilité de se référer à une raison d’être, une vision, une ambition. En d’autres termes à un projet, susceptible de conférer sa légitimité à tels dirigeants pour telles réformes, telles restructurations…
Lorsque les magmas des contradictions vécues au quotidien par les Tunisiens ne sont pas gérées convenablement, ni expliquées clairement, elles détruisent le sens, elles deviennent autant de facteurs déstabilisants.
La perte de sens de l’État, causée par la défiance que « ses serviteurs » provoquent et par l’abandon de son rôle en tant qu’État stratège, incitateur, social institué sur des préoccupations de protection collective dans un pays qui exige encore une implication active, en promouvant l’emploi à travers l’encouragement tangible de l’investissement, à responsabiliser les citoyens sur un modèle d’organisation politique, ajustant l’économique et le social et se démarquant des courants néo-libéraux à la mode, inadaptés à nos réalités.
On avait cru que la Tunisie s’était dotée, depuis l’indépendance, d’une fonction publique détachée des intérêts de la politique politicienne, au service de l’intérêt général considéré comme l’un des concepts fondateurs de la société et de l’État.
Le sens de l’Etat ?
Pour les gouvernants irréprochables, le « sens de l’État » consiste, à tout le moins, à ne pas confondre les intérêts personnels avec l’intérêt général et à préserver l’intégrité des institutions dont la collectivité leur a confié la direction pour un temps donné.
Mais, l’État et ses institutions sont désormais utilisés à des fins personnelles comme des armes de combats partisans dans des règlements de comptes ou pour écarter des concurrents.
Les vocations pour servir la chose publique ont fait place à des alliances contre-nature, à l’opportunisme, aux faux-semblants. Les structures partisanes ont démontré leur capacité de vider de sens toute législation contraignante. Les congrès des partis sont une véritable mascarade et la démocratie interne un vœu pieux.
Si l’État ne fausse plus les résultats électoraux ouvertement, les partis le font. Au fil des élections, et après les bourrages des urnes, on est passé à des bourrages de crânes électoraux, des promesses trompeuses, des manœuvres dilatoires des appareils politiques, de fausses polémiques, des affaires plus ou moins sordides.
Qui plus est, on court le risque de revenir au point de départ avec un rétrécissement soutenu du champ des libertés. Celles-ci ne se résument pas aux opérations de votes qui n’en sont qu’un moment, en présumant qu’elles seraient épargnées par les manipulations directes ou indirectes.
Personne aujourd’hui ne peut nier qu’il y a une réelle faillite objective. Le résultat est le développement d’un sentiment de frustration, consécutif à une navigation à l’aveugle où les différents acteurs perdent leurs liens et repères.
Plusieurs symptômes se révèlent, dont une dissolution des règles qui unifiaient le regard social à travers des comportements considérés auparavant comme inacceptables par les codes de la politesse, ainsi que les façons courtoises de se comporter en société.
La perte de normes et de repères
A croire que l’espace public appartient désormais, d’une manière naturelle, aux individus mal élevés, aux hors la loi, aux effrontés. Cette incivilité prompte n’est peut-être que l’envers inévitable d’une transition mutilée qui perdure.
Les assassinats politiques sont encore non élucidés, les agressions physiques ou les menaces verbales sont devenues de plus en plus courantes dans la rue, dans les administrations et à l’Assemblée dite des Représentants du Peuple !
De fortes attitudes belliqueuses et des décharges d’agressivité sont souvent constatées. A tel point que le député Riadh Jaïdane s’est vu obligé d’initier un projet depuis début 2016, intitulé “Transparence et moralisation de la vie politique” qui concerne les députés, les membres du gouvernement et les partis. Ce n’est que deux ans après avoir présenté sa proposition, bloquée par les représentants de certains partis politiques au pouvoir, que la commission parlementaire du règlement intérieur a adopté dernièrement le projet. En attendant son application !
A l’extérieur du parlement et en résonance, la capacité d’obstruction du nombre entrave le fonctionnement régulier des services publics : barrages routiers, occupations sans titre de lieux privés ou publics…
Il n’y a plus de solides relais pour suppléer les instincts défaillants et les contrôles culturels se sont volatilisés. Il s’est installé une certitude que la violence peut payer parce que les ni les “sanctions” ne sont proportionnées aux actes et souvent une impunité pernicieuse est à l’œuvre, ni les diverses modalités de contrôle social, qui doivent jouer le rôle de frein efficace à l’apparition de la violence, ne sont opérantes.
La perte de normes et de repères, les modifications importantes de l’environnement social de ces dernières années, la montée de l’égotisme et la fragilisation des solidarités se sont inévitablement affermies.
Les bâtisseurs de la Tunisie indépendante doivent se retourner dans leurs tombes. Leur lutte pour construire un État moderne et un pays viable est désormais dénaturée par des boutiquiers sans vergogne.
Lorsqu’on se déplace, il ressort comme une impression d’abandon. Tout se passe comme s’il était dans la nature des choses de se désagréger et d’aller vers la décrépitude. Rien n’est correctement entretenu, ni les jardins publics, ni les routes, ni les trottoirs, ni les façades des établissements publics, ni les bâtiments (école, gares, magasins), une lente invasion de la nature sauvage dans l’urbanité, des déchetteries à ciel ouvert…
La perte de sens du travail
Un an après, les élections municipales de mai 2018 n’arrivent pas à s’accomplir sur le terrain ! Malgré le désœuvrement perceptible dans des cafés bondés constamment et à partir du spectacle affligeant des mendiants qui pullulent, on ne trouve pas beaucoup d’énergie dépensée à seulement maintenir en état ce qui existe. Indéniablement, le chômage endémique met à mal l’idée d’un État social et participe à la perte de sens du travail, à l’effritement de la valeur travail.
Certains médias concourent à accentuer la déprime ambiante. Ils égrènent chaque jour les mauvaises nouvelles économiques, les faits divers les plus sordides… Le misérabilisme envahi les petits écrans et renvoie à une vision déformée de la pauvreté, exploitant d’une certaine façon la misère humaine. Rien pour redresser le moral et chasser la morosité… Rarement, les téléspectateurs ont l’occasion de découvrir que dans ce pays il y a aussi des personnes de valeurs, de grandes âmes, des intelligences ouvertes et avides de savoir, des volontés énergiques et éprises du bien, des sensibilités ardentes et disciplinées qui font honneur.
Certes, on assiste de façon sporadique, à des initiatives alternatives de la société civile qui tentent de reconstruire le lien social que ne peut plus produire le système politique actuel, mais cela ne constitue pas pour autant l’alternative politique décisive souhaitée.
Le système politique hétéroclite mis en place et les novices qui le manient, bloquent toute issue. Le cirque que nous vivons est conçu pour aboutir à une impasse. Cette logique d’obstruction, peut produire le pire : l’arrivée au pouvoir de forces politiques qui, sans apporter la moindre solution à cette crise inédite, instaureraient un État autoritaire, capable de figer toute velléité de changement et de porter atteinte aux quelques libertés acquises.
Redonner du sens au changement
Nous en sommes aujourd’hui à ce stade ultime où se joue une partie risquée : assurer un changement sans plus faire confiance au système politique en place complètement condamné. Ou risquer l’aventure de l’État despote dont on ne sait que trop ce qui peut en sortir. L’attente demeure le maître mot et faire le dos rond, rester chez soi, pendant qu’un spectre nous menace : les avatars d’une dérive néo-fasciste au service de puissances étrangères.
Le défi à relever n’est pas mince. Il manque en effet un dynamisme, une énergie, un goût de faire et d’entreprendre, un élan mobilisateur, une raison d’être optimiste et de croire en l’avenir.
A l’évidence, il ne nous faut pas succomber au discours de l’impuissance tout en étant conscients des enjeux. Soyons prêts à défendre notre pays avec « le goût de l’avenir », selon une expression du sociologue Max Weber.
Il incombe à chacun de nous de refuser d’abandonner la Tunisie aux politiciens véreux, aux contrebandiers, aux lobbies déloyaux et aux ingérences étrangères avec leurs préposés.
L’anarchie que vit la Tunisie dans tous les secteurs de la vie: politiques, économiques, sociaux, sanitaires, éducationnels… est le prélude d’un régime néo-fasciste de type théocratique. Déjà des blogueurs sont jetés en prison en catimini pour « diffamation » et des salafistes qui s’attaquent à des non-jeûneurs dans un café ne sont pas inquiétés et sont présentés au public par le MI comme de simples délinquants… Des délinquants qui crient « allahou akbar »!!!
Selon le mot d’Amine Maalouf, les Arabes sont dans une situation « d’indigence morale »; ils font le mal, ils soutiennent le mal tout en pensant à bien. Cela fait la prospérité de ceux qui font le mal en pensant à mal et discrédite ceux qui, comme M. Ben Slama ici, parlent le langage du bon sens. Il est plus facile de les convaincre que les chèvres volent que 2 et 2 font quatre.