La question des entreprises publiques fait de nouveau irruption sur la scène nationale pourtant dominée par les turpitudes et le racket de spéculateurs en tout genre en ce mois de Ramadan. Leur état de santé nous interpelle comme jamais par le passé. La raison est qu’elles vont mal, très mal ; elles sont même menacées d’euthanasie précoce.
On voyait venir le naufrage de ces entreprises publiques. On le pressentait depuis trois ou quatre ans. On savait qu’elles allaient sombrer sous le poids de leur sureffectif, si rien n’est entrepris. Elles ne pouvaient, selon toute rationalité économique, résister au choc de recrutements massifs sans raison valable si ce n’est pour des considérations purement partisanes. On ne transgresse pas impunément les lois de l’économie. La sanction était inéluctable. Simple question de temps.
Les entreprises d’Etat ont été maintenues artificiellement en vie au prix d’un acharnement thérapeutique au coût exorbitant pour la collectivité et les contribuables toutes générations confondues. Elles avaient, au fil de ces dernières années cessé de créer de la valeur pour ne fabriquer que des déficits et de la dette. Obligeant ainsi l’Etat à ponctionner au-delà de ce qui est tolérable les entreprises et les contribuables et à s’endetter sans considération aucune de ses propres capacités de remboursement.
La fiscalité, devenue confiscatoire, met à mal la trésorerie des entreprises déjà en berne et fait chuter les investissements. Elle provoque des coupes sombres dans les budgets des ménages qui se rétrécissent comme peau de chagrin. On aurait tort de sous-estimer leur déception, leur frustration et leur colère. Les prochaines élections législatives et présidentielles nous le diront.
Jamais dans l’histoire récente du pays, il n’y eut pareil mouvement de destruction massive de richesse, de valeur, de créativité et d’ambition nationale. Et rien ne laissait présager, du moins à court terme, l’arrêt d’une telle entreprise de démolition. L’ennui est que le signal venait d’en haut au tout début de l’année 2012.
Ce sont les dirigeants, les comptables pour ainsi dire de la nation, les nouveaux maîtres du pays qui avaient sonné la charge. Ils faisaient valoir leur victoire électorale de 2011, poussés qu’ils étaient par leur volonté de conquête du pouvoir sur fond de musique aux relents de butin qui surgit du fond des âges.
Le premier gouvernement de Béji Caied Essebsi n’est pas non plus exempt de reproches. Il a cédé sous la déferlante des revendications des sans- emploi et des travailleurs intérimaires en conflit permanent avec leurs employeurs. Et plutôt que de traiter le mal à la racine en intimant l’ordre aux sociétés de service de se conformer à la législation du travail, le gouvernement n’a pas résisté à la pression de la rue. Il a transféré la charge sur les entreprises publiques. Il les a plombées par des titularisations massives, coûteuses et contre-productives. Il leur a ôté toute possibilité de souplesse, de gestion, d’agilité et d’optimisation de leurs charges.
En 2014, le bateau des entreprises publiques était déjà à la dérive ballotté par des vagues de revendications pour le moins excessives alors même qu’elles venaient d’accueillir –et à quel prix- toute la misère du pays. Comble des difficultés, le sureffectif provoque à lui seul agitation et instabilité permanentes.
Et pour cause: quand le nombre de salariés dépasse de loin les normes de productivité requises, il devient difficile sinon impossible pour les entreprises en situation concurrentielle d’augmenter les salaires qui ne résistent pas du reste à l’érosion des prix. Sauf intervention de l’Etat pour éponger pertes et déficits et colmater les brèches. Jusqu’où et jusqu’à quand ?
Les revendications récurrentes et chaque fois de plus en plus violentes avaient pour effet garanti la chute de l’activité et l’envol des déficits. Il n’est plus possible aujourd’hui de résorber les voies d’eau devenues torrentielles.
La dette des entreprises publiques, à quelques infimes exceptions près, s’élève, selon toute vraisemblance, à près de 12 % du PIB soit plus que le total des pertes cumulées du Groupe chimique. Elles sont de ce fait quasiment en défaut. A charge pour l’Etat de verser les salaires. Quant au reste, tout aussi essentiel, exit les redevances fiscales et les charges sociales.
Le spectre de la faillite des finances publiques et des caisses de sécurité sociale plane sur le pays. Le drame est qu’en l’absence d’une reprise des exportations du reste fort problématique, le pays, cède à la tentation d’emprunter encore et toujours à des conditions de plus en plus onéreuses, humiliantes même, et à des taux quasi usuriers. L’absence de perspective de sortie de crise est passée par là. On s’enfonce dans l’endettement sans véritable issue de secours pour éviter une crise systémique tout à la fois politique, économique et sociale.
Aujourd’hui, Tunisair, le Groupe chimique, la STEG pour ne citer que celles-là – la liste est longue- ne sont pas loin du naufrage financier. Ces entreprises formaient, il n’y a pas si longtemps, le trio de tête de nos fleurons industriels. Elles servaient de piliers et d’ossature à notre appareil productif. Elles rayonnaient de dynamisme et brillaient par la qualité de leurs compétences humaines qui n’ont pas disparu pour autant. Ces talents sont simplement frappés d’impuissance dilués qu’ils sont dans une armée de salariés au profil incertain.
Les entreprises publiques qui s’inscrivaient dans une logique de développement n’ont pas résisté au trop-plein d’effectif qui confine à la paralysie. Il n’y a que pour les salaires, mais rien pour la maintenance et l’entretien du parc et du mobilier. Le développement ? On n’y pense même pas. Depuis bientôt 8 ans, elles se débattent dans un processus de destruction de capital en dépit du soutien massif des pouvoirs publics qui n’aurait jamais dû exister. Il n’y avait aucune raison ni aucune fatalité à une telle descente aux enfers. Ces entreprises étaient autrefois rentables et pourraient le devenir sans assistance aucune en prenant appui sur leurs propres ressorts de développement. Le processus de déconstruction arrive aujourd’hui à son terme. Alors stop et encore ?
L’heure de vérité a sonné. On a peine à imaginer l’atterrissage forcé et les difficultés financières de Tunisair. Elle n’avait jamais perdu ses couleurs, elle respirait la santé et brillait par ses compétences. Aujourd’hui, elle bat de l’aile et perd de l’altitude. Elle n’en peut plus sous le poids de ses propres surcharges. Les mises en garde répétées des dirigeants, leurs cris d’alarme auront été inaudibles. Il leur a manqué l’essentiel, le nécessaire soutien pour mettre en oeuvre les plans déjà préparés à l’effet de restructurer et de sauvegarder l’entreprise.
Résultat : des avions cloués au sol, faute de pièces de rechange ; des équipementiers qui rechignent à lui accorder des facilités de paiement en usage dans la profession alors qu’elle était sollicitée de partout, quand son étoile brillait de mille feux. Envolé tout ce qui faisait d’elle la favorite des passagers nationaux et étrangers. Les retards deviennent la règle, se font de plus en plus nombreux et de plus en plus lourds à supporter. Elle est confrontée à un terrible dilemme: les retards à cause d’une plus grande rotation des appareils en activité ou réduire la voilure, son périmètre d’action et ses dessertes. Il n’empêche. Au-delà de la réputation de la compagnie nationale, c’est l’image même du pays qu’elle a su porter et valoriser qui est aujourd’hui écornée.
Comment retrouver cette grandeur perdue ? Comment se résigner à un tel désastre? Le plus dur à admettre est que le staff managérial a les attributs et les compétences requises pour redresser la situation. Il sait ce qui doit être fait et ce qu’il faut faire pour reprendre de l’altitude.
Il lui a manqué les moyens de sa stratégie et de sa politique. Il subit le diktat des syndicats et l’impuissance des autorités soucieuses d’acheter la paix sociale au prix du naufrage des compagnies nationales aujourd’hui en extrême difficulté.
Tunisair, la Steg, le Complexe chimique, ceux dont on parle le plus alors que chaque jour apporte son lot de victimes parmi les entreprises publiques…Mêmes causes, mêmes effets et même paralysie financière.
Ces entreprises payent aujourd’hui et font payer aux contribuables le prix des errements de dirigeants qui ont cassé, sinon largement impacté les ressorts du développement par légèreté, inconscience ou méconnaissance des rouages de l’économie et des impératifs financiers des entreprises. Il se trouve que ce sont ceux- là mêmes qui caracolent aujourd’hui en tête des sondages et des intentions de vote. Ils s’en félicitent et se donnent en modèle de réussite. Les déboires de nos entreprises publiques dont ils assument une large part de responsabilité devraient les inciter à plus de discrétion, plus de décence et plus d’humilité.
Nécessité fait loi. Tunisair doit aujourd’hui son salut grâce aux mesures d’urgence décidées par le gouvernement, par crainte des risques que la compagnie faisait planer sur la saison touristique à 5 mois des élections législatives et présidentielle. Ces décisions sont certes tardives, mais elles sont bonnes à prendre.
D’autant que rien ne prédestinait le pavillon national, à l’instar du GCT et de la STEG, à une telle situation. Tunisair avait tout pour réussir avant que l’onde de choc post-révolution ne résonne dans ses propres cockpits. En la propulsant dans une zone de turbulence dont elle peine à s’en dégager, lestée comme elle est par un insupportable sureffectif. Que ne l’a-t-on soutenu plus tôt ! Le coût aurait été moins élevé et le goût moins amer.
Tunisair renoue avec l’espoir en attendant de reprendre des couleurs. Quid de la Steg et du GCT et de bien d’autres entreprises publiques ? Au-delà de leurs propres difficultés, ils freinent la croissance et brouillent l’horizon national ?
L’état du patient est si critique qu’il devient aussi coûteux qu’inutile de prescrire les mêmes ; calmants qu’hier. Seules des opérations chirurgicales peuvent les guérir et les tirer d’affaire quel qu’en soit le prix. Il faut dégraisser le mammouth en taillant dans le sureffectif et revenir à des normes de productivité proches des standards mondiaux. La restructuration et l’assainissement financier ont certes un coût élevé dans l’immédiat ; ils sont incontournables et à terme salutaires. Il faut l’oser. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes : on n’échappera pas aux critiques de ceux qui s’opposent au changement et aux réformes. Mieux vaut les affronter avant qu’après les élections. Il y a plus de voix à gagner qu’à perdre !
Même si c’est le bon peuple qui réglera au final la facture d’un plan social pour indemniser les intrus de la 25ème heure et les rescapés de la révolution. Sans compter les dédommagements des victimes de la dictature alors que le pays a déjà un genou à terre. Comme s’il ne suffit pas de solder de tout compte la facture des “trois glorieuses” qui ont plombé et marqué au fer rouge certaines de nos entreprises publiques, celles- là mêmes qui dix ans plus tôt avaient propulsé le pays dans le peloton de tête des émergents.