On a cru, pendant quelque temps, que tout baignait, que le processus de la transition démocratique se serait achevé rapidement pour le meilleur.
En janvier 2011, on a voulu chasser le naturel de la médiocrité, de la bassesse et de l’arbitraire. En juin 2019, on est bien obligé de constater qu’il n’a pas cessé de revenir au galop ! Décidément, le naturel nous colle aux trousses. Les mauvais penchants reprennent le dessus !
La classe politique, fidèle à elle-même dans son « faire semblant » habituel, mâtiné de leurs petites ambitions, leurs petites haines, leurs petites rancœurs, leurs petites combines continue à disperser les efforts et à plonger dans de petites batailles déphasées. Dans la tentative de vouloir éliminer l’autre, perçu comme un ennemi, et non comme un adversaire politique ou un partenaire de la même patrie.
C’est une besogne incessante, souterraine de la petitesse de l’esprit qui ronge notre société. Tout est dans la petitesse !
Se maintenir au pouvoir, voilà l’obsession exclusive, même s’il faut sacrifier la fiabilité des élections, remontée dans l’estime des Tunisiens avec l’ISIE (Instance Supérieure Indépendante pour les Elections) originelle et chambouler le calendrier électoral.
Après un léger assoupissement passager, le dispositif combinard et roublard se ragaillardit et reprend du service. Les mises en demeure, le chantage et le troc aboutissent à une redistribution des cartes dans un environnement malsain.
Le membre de l’ISIE chargé de la communication avait déclaré, il y a quelques jours, que « l’utilisation, par certaines parties, des conditions économiques, sécuritaires et régionales comme prétexte pour reporter les élections législatives et présidentielle ne devra, en aucun cas entraver le travail de l’Instance. Celle-ci a déjà fixé un calendrier des principales échéances électorales conformément à la loi ».
De son côté, le président de l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES), soumis à la tutelle de la Présidence de la République (par la loi n°103-93 du 25 octobre 1993), déclarait à une radio de la place, le 8 mai 2019 : « Les élections doivent être reportées à un délai qui sera fixé ultérieurement pour qu’elles soient réussies. Aujourd’hui, les conditions ne sont pas propices pour tenir les élections car les partis politiques sont secoués par de multiples crises dues essentiellement à une fragilité idéologique et culturelle et à l’opportunisme. Il n’y a aucun parti prêt, à présent, pour ces élections. L’échec des politiciens – y compris moi-même – a entraîné une crise de confiance entre eux et l’électeur conduisant ainsi à la percée des indépendants sur la scène politique. Si les élections devaient se dérouler dans des circonstances pareilles, vous verriez la mosaïque qui en découlerait ».
Le 20 juin 2019, le président de l’ISIE déclare, après son entrevue avec le président de la République : « Le président de la République est en train de consulter toutes les parties impliquées dans cet amendement afin de déterminer sa position ».
Le décor est planté. « Les parties impliquées » ! Il s’agit bien d’implication. On peut être impliqué dans son travail, c’est-à-dire se sentir concerné, mais aussi être impliqué dans une affaire fâcheuse, ce qui désigne les protagonistes presque comme coupables.
Par ailleurs, toute manœuvre de ce genre a des implications, souvent imprévisibles. Mais, acceptons, au premier abord, l’implication référée à l’engagement, à la responsabilité.
Au milieu de ce chahut, plusieurs experts en droit constitutionnel, non-alignés politiquement, soulignent que cet amendement d’une loi organique est anticonstitutionnel sur plus d’un aspect, puisqu’il confère à la loi électorale un effet rétroactif, ce qui est contraire au principe de non-rétroactivité.
Comme il contredit le caractère général à toute règle de droit qui est par principe impersonnel. Il faut rappeler que l’initiative de l’amendement de la loi provient du Chef du Gouvernement. Avant de s’y risquer, les services compétents ne pouvaient pas omettre de prendre en considération l’article 63 de la Constitution qui stipule : « Les propositions de loi ou d’amendement présentées par les députés ne sont pas recevables si leur adoption porte atteinte aux équilibres financiers de l’État établis par les lois de finances ».
Car les amendements votés par l’ARP vont incontestablement entraîner des dépenses supplémentaires non prévues dans la Loi de Finances 2019, ce qui portera atteinte aux équilibres financiers et par conséquent au budget initial de l’ISIE.
La professeure de droit constitutionnel, Salsabil Klibi, avait indiqué, le 18 juin 2019 (l’Economiste Maghrébin), et 21 juin 2019, lors d’une intervention radiophonique que le récent amendement de la loi électorale « est inconstitutionnel et porte atteinte à l’intégrité des élections comme indiqué dans la Constitution ».
Quoi qu’il en soit, plus de quarante députés ont signé un recours en inconstitutionnalité des amendements de la loi électorale. Le recours sera déposé auprès de l’Instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des projets de loi au début de cette semaine.
De ce fait, nous nous engageons dans un enchaînement complexe qui perturbera incontestablement la nécessaire sérénité d’un processus électoral capital.
Sans préjuger de la décision finale dans cette affaire, une question se pose : à qui profite un ajournement éventuel ? L’espoir serait que ces amendements soient finalement déclarés anticonstitutionnels et rejetés définitivement pour remettre le train électoral sur les rails, en fermant cette navrante parenthèse.
Dans le cas contraire, après avoir généré un environnement propice au report, les dates fixées seraient remises en cause. Dans ce cas, cela pourrait avoir de lourdes répercussions, un grand saut vers l’inconnu.
Sur ce sujet, il y a une lecture politique et une lecture juridique. Il y aurait des formes de détournement et d’appropriation du pouvoir. Juridiquement, il s’agirait des personnes qui s’arrogeraient les pouvoirs auxquels ils n’ont plus droit.
L’étymologie de l’usurpation est à cet égard instructive : « Usurpation vient de la contraction du latin usus « usage » et rapere « enlever, « prendre en se servant », « faire usage de », « se servir de ». Il s’agit bien de « prendre possession par le fait d’une fonction à laquelle on n’a pas droit ». Ce serait un moment de rupture totale avec l’équilibre juridico-constitutionnel existant. Plus encore, l’usurpation est clairement reliée à la notion de tyrannie. Cette pratique outrageante pour les citoyens n’existe que dans « les pays totalitaires« .
Politiquement, parce qu’elle porte en elle une forme de délégitimation de ceux qui étaient en place, dont l’occupation de lieux et de fonctions (la symbolique du lieu est déterminante dans sa relation à la fonction provisoirement exercée) est rejetée dans l’illégitimité. Georges Vedel affirme que « même du simple point de vue de la légalité, la distinction entre le gouvernement de fait et le gouvernement d’usurpation se fait par la distinction entre l’autorité généralement reconnue et obéie et l’autorité contestée et combattue » (Manuel élémentaire de droit constitutionnel, Paris, Paris Dalloz impr. 2005). Par conséquent, une entreprise de ce genre fait de ses auteurs des individus se mettant de facto et de jure hors la loi.
L’émergence de l’humour absurde fait toujours du bien dans les moments difficiles. Nous sommes passé d’un incendiaire sondage qui a ravagé tous les milieux politiques dans cette canicule liquéfiante, nous continuons avec les simagrées de la voyance revue et corrigée par un virtuose de l’artifice !
Le 22 juin 2019, notre récidiviste lance pour le compte de ses mécènes un ballon d’essai, estimant que les électeurs tunisiens ne se dirigeront pas aux urnes en octobre 2019 comme prévu, mais plutôt vers le mois de mai 2020. Un vieil adage tunisien dit : (كانت تشخر زادت بف), qui serait traduit à la manière de notre Hédi Semlali (son célèbre sketch « Le traducteur ») : « Il ne lui suffisait pas de ronfler, elle en rajoute » !