Le souci éthique demeure l’unique voie de protection contre les dérapages dans la sphère médiatique. L’approche se fonde sur une déontologie à la fois souple. Mais ouverte à la dérogation. Et ce, tout en respectant les appuis normatifs du journalisme professionnel. A savoir intérêt public et vie privée, vérité, rigueur et exactitude. Ainsi qu’équité, impartialité, intégrité et responsabilité.
Cette démarche semble être battue en brèche par un symptôme trouble. Ce dernier est engendré par la fragilisation sociale et culturelle que nous vivons en ces temps de crises, de déliaisons et de ruptures multiples.
Deux postures « journalistiques » rebutent même un esprit conciliant et non-conformiste. Elles ressuscitent les pratiques dégradantes, en vogue dans les systèmes autoritaristes. On avait cru s’en libérer pour toujours. Et c’est « l’éternel retour » d’une forme basse d’expression. Certains cas pourraient être cités en contre-exemple. Et ce, pour la formation des journalistes, des exemples-type de la faillite du devoir d’informer.
Premier exemple-type de la faillite du devoir d’informer
Le premier se manifeste avec comme interlocuteur un personnage qui a le bras long et les yeux plus grands que la panse. L’intervieweur est plutôt un animateur-journaliste du « faire-valoir », excellant dans la servilité. Les spécimens de cette catégorie se font complaisants, déférents, obséquieux, prosternés, soumis !
Ils sont de la classe des quidams courbés et reconnaissants du ventre. Surtout, ils laissent le personnage qu’ils interrogent digresser comme il l’entend. Et lui offrant ainsi un traitement de faveur. Ils ne servent que d’intervenants dociles. Le but est de faciliter le déroulement d’un quasi-discours convenu. Soit un discours de langue de bois.
Ils n’ont pas le courage de poser les questions embarrassantes. Ces questions qui préoccupent l’opinion publique au responsable d’un parti politique ou à un ministre. De tels simulacres suscitent une impression d’insignifiance. On est bien loin du journaliste digne de la profession. Mais plutôt du complice, du profiteur ou du fataliste.
Sans citer des exemples précis pour éviter les polémiques inutiles, les téléspectateurs identifieront facilement de qui il s’agit. Et ce, à partir des émissions affligeantes du paysage audiovisuel tunisien. Où l’on assiste à des mises en scène destinées non pas à “informer” mais à faire estampiller “média” une simple propagande. Tout est organisé pour congeler la parole et faire du spectacle futile et inconsistant.
Comment expliquer qu’à aucun moment d’une longue interview accordée à une chaîne privée. Au cours de laquelle le dirigeant du parti islamiste Ennahdha est revenu longuement sur plusieurs sujets d’actualité. Notamment sur les attentats mais également sur la santé du président de la République. La journaliste animatrice n’a tenté de lui poser la question sur le tweet, publié jeudi 27 juin 2019. Et dans lequel la propre fille de ce dirigeant avait clairement affirmé que « le Chef de l’État était décédé et que l’intérim serait assuré par le président de l’ARP » ? L’assujettissement de certains médias aux différents pouvoirs est une banalité à laquelle on ne fait même plus attention !
Deuxième exemple-type
Le deuxième exemple-type de la faillite du devoir d’informer est à l’autre extrémité du précédent. On en est venu à croire qu’il y a des intervieweurs inquisiteurs sur commande. Plus précisément des journalistes-animateurs à gages, bardés de la bravade des lâches et d’une « fausse impertinence ». Et ce, pour faire plaisir à leurs maîtres. Ils font preuve de mauvaise foi et d’agressivité. Notamment lorsqu’il s’agit d’une figure de l’opposition. Ou d’une personnalité tout simplement critique à l’égard des milieux gouvernementaux. En 1997, le journaliste Serge Halimi avait publié un essai titré « Les nouveaux chiens de garde». Dans lequel, il démontrait la collusion de certains journalistes avec les différents pouvoirs.
Les émissions qui se veulent dans le genre du talk-show font florès dans le paysage médiatique tunisien. La plupart répandent la vulgarité et le sensationnalisme des reportages et des shows journalistiques. Ce genre d’émission met très mal à l’aise. A travers des conversations frivoles et ineptes. Ces conversations se situent au niveau des potins.
Sans trop même s’en rendre compte, ces présentateurs-animateurs fabriquent souvent une réalité qu’ils prétendent décrire -inconsciemment à partir de leurs préjugés -, qu’ils peineront à reconnaître. Ils mettent en scène une réalité qu’ils perçoivent. Ils en tracent les contours. Ils distribuent les étiquettes. Ils fixent les codes. Ils décident qui sont les amis de la « démocratie » et qui sont ses ennemis. Ils décident aussi qui sont les honnêtes politiciens et qui sont les escrocs…Dans l’ensemble, ils sont les gardiens officiels d’une fausse réalité. Ils se permettent même d’associer trop souvent aux fausses nouvelles les interprétations de la réalité. Ce qui leur déplaisent ou de réduire au statut de polémistes les analystes. Ces derniers qui ne se soumettent pas à la grille d’analyse dominante.
Lorsqu’il s’agit d’une dame en face d’eux, leur acharnement sans gêne s’apparente à de la goujaterie. Tout en essayant de piéger à répétition l’interviewée. Pour se faire aider, le présentateur recourt à des complices du même acabit. Et ce, pour tendre un traquenard et tomber sur les victimes à bras raccourcis.
La parabole de la paille qui serait dans l’œil de l’interviewée
L’absurdité atteint des proportions démesurées au cours de l’un de ces talk-shows. Puisque l’un des agitateurs décoche une question piège pour tester les connaissances de la personne invitée. Et ce, sur la différence entre deux variétés de fourrage destinés aux animaux ! Ce qui nous rappelle la parabole de la paille qui serait dans l’œil de l’interviewée. Alors que l’intervieweur n’aperçoit pas la poutre qui est dans le sien !
En fait, les compères jouent un rôle dans un scénario qui leur est soufflé de l’extérieur. Et dans lequel ils ont le beau rôle. Les personnes invitées ne peuvent plus s’exprimer. Leurs assaillants ne leur laissent pas la possibilité de terminer une phrase. Et ils enchaînent directement sur un autre sujet. Finalement, les malheureux interviewés qui tentent en vain d’en placer une, vidés de mots et cibles de phrases coupées. Ils capitulent en laissant l’espace de parole à leurs agresseurs ! L’interaction prend implicitement la tournure d’un réquisitoire. Contre toute règle de politesse conversationnelle.
Un peu comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, et sans le vouloir, nos animateurs-journalistes hybrides semblent faire de l’accountability interview. A l’instar du concept américain qui se distingue du format traditionnel. Et qui consiste à faire pression sur la personnalité politique interviewée. Voire à l’attaquer pour obtenir l’information désirée.
Dans ce modèle normatif de l’accountability interview, les actes de langage offensifs ne sont pas pris en charge directement pas l’intervieweur. Mais accomplis sous un régime de discours marqué par l’indirection et l’atténuation. Par exemple, lorsque le journaliste cite une critique formulée par des tiers. Ou il endosse le rôle du public pour poser une question embarrassante.
…Mais il existe encore quelques bons journalistes qui sauvent la face
Le problème se pose lorsque ce concept est mal digéré par des néophytes et mal appliqué. La bévue est commise lorsque les intervieweurs dépassent un seuil de tolérance des stratégies communicationnelles « menaçantes ». Et qui sont perçues comme inadéquates, transgressant les limites de l’acceptable en cette matière. Tout en tentant de démolir l’interlocuteur plus qu’à vouloir établir la vérité sur un sujet donné. Ce genre est actuellement en plein essor. Et on pourrait établir un sottisier des séquences les plus révoltantes.
Heureusement, il existe encore quelques bons journalistes qui sauvent la face. Ils sont pugnaces. Ils traitent les dirigeants gouvernementaux de la même façon que le reste du personnel politique. Ils reformulent les questions, relancent et contredisent poliment. Et il est bien rare qu’un interviewé puisse proférer une contre-vérité. Sans que le journaliste ne le reprenne. Mais, leur vie doit être difficile dans un univers médiatique. Un univers qui semble peuplé d’une armée de clones aussi grotesques qu’inquiétants.