Dans son nouvel ouvrage, “Le retour du prince”, Vincent Martigny, politologue, maître de conférences en sciences politiques, professeur à l’Université de Nice et à l’École polytechnique soutient que les dirigeants politiques d’aujourd’hui comme Obama, Macron, Trump et bien d’autres… ont un point commun : ils gouvernent seuls.
Vincent Martigny était l’invité de Dîwân Tûnis (Cycle de rencontres-débats), il y a quelques jours à Tunis, pour débattre avec Rania Barrak, professeure de l’enseignement supérieur militaire à l’Ecole d’état-major et l’Ecole supérieure de guerre de Tunis, au sujet de la parution de son dernier livre : « Le retour du prince » (Flammarion, 2019).
Une description du livre « Le retour du prince »
« Le retour du prince » marque une époque de figure politique que l’on croyait révolue : celle du Prince. Homme fort, allégorie de l’action et du changement, il est plus que jamais sur le devant de la scène, éclipsant corps intermédiaires et contre-pouvoirs. Evoquant les exemples d’Obama, Macron, Trudeau, Trump, Salvini, Bolsonaro… qu’on les adule ou qu’on les déteste, les dirigeants contemporains se retrouvent « starisés » et gouvernent seuls. En acceptant d’abdiquer notre responsabilité au profit de ces icônes transformées en personnages de fiction, nous oublions que la démocratie, aventure collective, est avant tout ce que nous en faisons. De Machiavel à House of Cards en passant par Shakespeare et Claude Lefort, Vincent Martigny explore les modalités et les conséquences de notre obsession pour les chefs. Car il y a urgence : sommes-nous encore capables d’exercer notre pouvoir de citoyens? Rencontré à l’issue du débat, Vincent Martigny a accordé un entretien exclusif à leconomistemaghrebin.com
-Quelle est l’incarnation du nouveau prince aujourd’hui, et comment expliquer le changement par rapport au prince d’hier ?
Vincent Martigny : J’ai le sentiment que la démocratie connaît une crise et que cette crise est une crise de lassitude, notamment pour les pays d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord. En clair, une crise de lassitude vis-à-vis des leaders traditionnels et aussi un fantasme très fort que nous pourrions être sauvés par des hommes forts qui vont nous permettre de nous délivrer de la responsabilité de la politique.
Ce qui a changé, à mon sens, ce sont toutes les structures qui encadraient le prince qui se retrouvent aujourd’hui affaiblies. Du coup, elles permettent à des personnalités sorties de nulle part d’émerger rapidement. Et surtout de se mettre en scène.
-Vous avez évoqué, lors du débat, des personnalités de second rang comme Trump, Macron, qui se sont propulsés pour se retrouver au premier rang. Peut-on prévoir un autre modèle démocratique?
Bien sûr qu’il y a un autre modèle démocratique comme celui de faire plus confiance au collectif, aux initiatives citoyennes. Je pense notamment à l’Allemagne qui a introduit dans sa nouvelle Constitution des référendums d’initiatives citoyennes dans les Länder.
Je pense que dans les pays de l’Europe du Nord, il y a un autre modèle, celui de penser à la démocratie comme une dimension collective et plus participative permettant ainsi de dépasser la représentation traditionnelle, et dans le but d’inventer de nouvelles formes. Il y a des expériences démocratiques dans le monde entier qui ne sont pas très connues et peut-être que ça sera dans mon prochain livre pour les expliquer.
– Certains experts estiment que le modèle néo-libéral sera probablement amené à disparaître et qu’il sera remplacé par un autre modèle, comme celui du capitalisme citoyen. La démocratie est-elle compatible avec l’entrepreneuriat, voire avec sa nouvelle forme de capitalisme?
Pour moi, ce n’est pas la même chose. Je pense que l’idée d’entreprendre est plutôt une idée positive. A savoir se mettre au service de la communauté. On peut être un militant de la démocratie sans aucune difficulté. En revanche, il me semble que le capitalisme se développe depuis une vingtaine d’années et qu’il se retrouve dans ses capacités de destruction de ressources naturelles. Ce dernier va devenir un antagoniste de la démocratie. C’est à dire que demain si on veut réfléchir à la démocratie comme un espace du commun, il est important de définir ce dont nous avons en commun, à savoir la Terre. Aujourd’hui, il va falloir commencer à brider ce capitalisme, voire à s’y opposer. Parce que le capitalisme détruit tout sur son passage et qu’on aura à mon avis des difficultés à pouvoir concilier une pensée de la démocratie avec les formes de capitalisme contemporain.
Une réponse en deux temps: oui on peut être entrepreneur et en même temps un grand démocrate. Et être en même temps le système capitaliste dans sa rapacité, son obsession du profit, qui contribue à détruire ce qui fait le summum de la démocratie, c’est à dire le commun.
-Le monde d’aujourd’hui est-il humain indépendamment des enjeux géopolitiques?
Je pense qu’il faut réfléchir à l’idée d’humanité. Il me semble que l’humanité c’est réfléchir à ce que nous partageons en commun, à savoir les êtres humains. Et le premier élément de partage c’est notre environnement et puis c’est la conscience d’être humain. Il y a un mot intéressant qui définit tout ceci. Mais qui malheureusement est en voie de disparition. C’est le mot humanisme.
En effet, l’humanisme peut resurgir dans la défense de l’environnement, dans la transition écologique pour construire la démocratie tunisienne ou même prolonger la démocratie française.
-Vous avez évoqué une phrase : « Ce n’est pas ce qu’on fait, mais ce qu’on est », c’est à dire?
Il me semble qu’en démocratie ce qui compte le plus ce n’est pas ce que font les leaders mais ce qu’ils sont. C’est à dire l’obsession de leur paraître, de leurs émotions privées. Et si la démocratie traverse une crise aujourd’hui, c’est bien parce que ces gens ne participent pas à la vie des citoyens et ne subissent pas les conséquences des politiques. Et donc pour eux, la politique vient d’un exercice qui est déconnecté de leur vie concrète. Je pense qu’il faut revenir à un monde auquel ce qu’on fait est plus important de ce qu’on est.
-Etes-vous de cet avis que le monde sera sauvé par des femmes ?
Bien évidemment, parce qu’elles refont le monde. Ce sont elles qui le construisent et donnent naissance à nous les êtres humains.
J’espère qu’il y aura de plus en plus de femmes qui vont jouer un rôle encore une fois. Je me dis qu’il n’y aurait pas eu une révolution en Tunisie sans les femmes. Tout comme, j’aspire à ce que les femmes aient cette représentativité avec les hommes à égalité 50-50. Et j’aspire à ce qu’on rattrape ce retard le plus rapidement possible.