Par son contenu ou par son canal de diffusion – le plus prestigieux des quotidiens français -, le message transmis par l’ambassadeur de l’Union Européenne à Tunis Patrice Bergamini mérite bien le détour. Retour sur une interview qui met le doigt sur des « positions d’ententes et de monopoles ». Avec un message net, clair et précis : cela ne peut plus durer.
« Le média est le message ». La formule est du théoricien canadien des médias Hubert Marshall Mc Luhan. Elle indique que « le canal de communication utilisé constitue en fait le véritable message ». Il s’agit là de la première clé pour comprendre les propos tenus par l’ambassadeur de l’UE à Tunis, Patrice Bergamini, dans une interview accordée au quotidien français « Le Monde », publiée le 9 juillet 2019.
La seconde clé concerne, et sans tomber dans la théorie et dans un certain scientisme, la maïeutique. Définie par le philosophe Socrate comme un procédé d’ « accouchement des connaissances » à travers « les questions et les réponses qu’elles suscitent ».
L’entretien a été publié par le journal « Le Monde ». Ce qui n’est pas, pour ainsi dire, bien fortuit. Le quotidien français de la rue des Italiens, à Paris, est un journal bien prestigieux, un quotidien de qualité, qualifié même de « référence » et de quotidien le « plus lu en France ».
A-t-on voulu par le biais de ce support maximiser l’audience de l’entretien ?
Le journal « Le Monde » a été, de plus, longtemps le journal « le plus diffusé à l’étranger ». Ce qui lui donne, et malgré lui, une mission de porte-voix en dehors de la France. A-t-on voulu par le biais de ce support maximiser l’audience de l’entretien de Patrice Bergamini ?
Faut-il, par ailleurs, insister sur le fait que l’interview fait partie de ce que les spécialistes du journalisme appellent « la parole extérieure » ? Une catégorie de genre journalistique que l’on définit ainsi : « Lorsque le journaliste s’efface pour laisser parler les autres » (Voir Lire le journal d’Yves Agnès et Jean-Michel Croissandeau, Editions F.P. Lobies, 1979) ? Et dans laquelle on retrouve la tribune, la table ronde et le communiqué. Autant dire que le locuteur assume totalement ses propos.
Le choix de la date de publication n’est peut-être pas également le fruit du hasard. Nous sommes à trois mois de la première élection de l’automne prochain (les législatives). D’ailleurs, un des thèmes dominants de l’interview est en rapport avec les élections d’octobre et de novembre 2019.
Faisons remarquer, dans le même ordre d’idées, que les diplomates ont pour tradition et pour réputation d’arrondir les angles et de savoir faire passer les messages avec beaucoup de doigté.
Patrice Bergamini: la Kasbah a été clairement indiquée
L’ambassadeur européen n’a pas cependant été, et malgré toutes les précautions prises donc par un diplomate, par quatre chemins pour dire que la partie qu’il représente n’est pas du tout contente de l’évolution que connaît le pays « depuis les trois dernières années » ; comprenez depuis l’arrivée de Youssef Chahed à « la Kasbah ». La présidence du gouvernement a été, à ce juste propos, clairement indiquée. Ce qui est évidemment voulu.
Autres interrogations utiles à ce niveau : Patrice Bergamini a-t-il parlé en son seul nom ? Faut-il comprendre que l’intéressé a pris une certaine distance par rapport au gouvernement et son chef ?
Une lecture assidue du discours de Patrice Bergamini permet de mesurer l’immensité des critiques adressées aux dirigeants du pays tout au long de cette période : « positions d’ententes et de monopoles », « transition économique à la traîne », « refus du système d’évoluer », « rugosités », « aspérités », « spéculateurs », « préservation de positions non concurrentielles », « absence d’opportunités », « positions dominantes », « certains groupes familiaux n’ont pas intérêt à ce que de jeunes opérateurs tunisiens s’expriment et percent »,« porte ouverte à la corruption, aux prébendes et au marché noir », « apories », « obstacles à la transparence et à la concurrence loyale »…
N’est-ce pas trop pour un diplomate dont le métier fait qu’il ne grossit jamais le trait ? A rappeler, à ce niveau, que la prudence et le souci des diplomates de toujours atténuer le propos sont tellement légendaires que « lorsqu’un diplomate dit que le débat a été franc, cela veut tout simplement dire que le désaccord est total », disait l’ancien ministre et diplomate français Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, plus connu sous le nom de Talleyrand (1754-1838). Dixit l’historien français Emmanuel de Waresquiel dans son « Talleyrand : Le Prince immobile », Editions Fayard, 2003.
Fixer des priorités stratégiques économiques claires
Un lecteur assidu de l’interview de Patrice Bergamini ne peut rater, en outre, cette phrase qui sonne comme une injonction : « Quel que soit le résultat des élections, il va falloir (sic) qu’en 2020 quelqu’un soit vraiment en charge à la Kasbah, fixe des priorités stratégiques économiques claires, et dispose pour les mettre en œuvre d’une majorité stable et solide ».
Une phrase à mettre en rapport avec une autre : « La Tunisie est, par habitant, le pays au monde le plus soutenu par les Européens : 300 millions par an ». Le contribuable européen ne se doit-il pas de voir les résultats de cet effort financier ? Même s’il a su envelopper son propos dans le langage bien diplomatique du « Rien ne sera imposé ».
Et attention, la pression n’est pas qu’extérieure : « On m’objecte souvent qu’il faut donner du temps au temps. Moi, j’ai tendance à penser que le temps n’attend pas. Je ne suis pas trop sûr qu’un jeune de Sidi Bouzid (le choix de cette ville est-il fortuit ?) soit prêt à attendre cinq générations pour être heureux en démocratie ».
Impossible de croire que le message n’a pas été compris par ceux auxquels il s’adresse. A relever dans cette interview cette phrase qui clôt du reste l’entretien : « Personne n’aime le changement, mais l’inverse du changement, c’est le déclin ».
Un homme averti en vaut deux !