Au terme du premier semestre de l’année 2019, la majorité des indicateurs économiques de la Tunisie sont dans le vert. Et ce, en comparaison de l’année écoulée à la même période. Fatma Marrakchi Charfi, professeure universitaire, est revenue sur cette amélioration. Interview.
Leconomistemaghrebin.com : Le taux d’inflation en juin 2019 se replie à 6,8% contre 7% le mois précédent et 7,5% en décembre. Cette baisse est expliquée, selon l’INS, par une décélération du rythme d’augmentation des prix de l’alimentation de 7,3% à 6%. Qu’en pensez-vous ?
Fatma Marrakchi Charfi : En fait, la décélération de l’inflation a commencé depuis le début de l’année. Après avoir été sur la deuxième moitié de l’année 2018 à des niveaux plus proches de 7,5%, le taux d’inflation a commencé à s’infléchir. Et ce, depuis le début de l’année d’une manière graduelle pour se situer à fin juin à 6,8%. Cette amélioration est due à plusieurs raisons. Dont le relèvement du taux directeur qui s’est répercuté sur le TMM et a rendu ainsi les crédits plus chers. La cherté des crédits a contribué à réduire la demande de biens et de services de la part du citoyen. Et donc à mettre moins de pression sur les prix et à réduire l’inflation.
Par ailleurs, l’appréciation du dinar face aux principales devises (euro et dollars) a contribué à rendre les importations moins chères en monnaie locale. Ce qui a aussi contribué à alléger l’inflation.
Toutefois, l’amélioration du taux d’inflation n’était pas visible au niveau de l’inflation sous-jacente. Puisqu’qu’à la fin du mois de juin 2019, l’inflation sous-jacente était de 7% contre 6,7% en mai 2019. Or, les décideurs économiques sont très attentifs à l’évolution de l’inflation sous-jacente et la suivent de très près. Car elle permet d’appréhender la tendance robuste des prix en éliminant les produits alimentaires et énergétiques. Puisque ces produits sont par essence très volatils.
Ainsi, le taux d’inflation demeure élevé même s’il a accusé une baisse qui est en soi une performance. Mais l’inflation sous-jacente demeure problématique.
Les échanges commerciaux de la Tunisie à prix courants ont affiché, selon l’INS, un déficit de 9780,5 MDT à fin juin 2019. Et ce, contre 8164,9 MDT l’année précédente. Soit des exportations en hausse de 12,5% contre des importations en augmentation de 14,6%. Comment expliquez-vous cette aggravation du déficit commercial ?
Oui en effet, il n’y a qu’à voir le taux de couverture des importations par les exportations qui est de 70,1% uniquement pour le premier semestre 2019. Et ce, comparativement à 71,4% pour les six premiers mois de 2018. Cet indicateur, qui mesure la capacité de payer les importations grâce aux exportations, a perdu 1,3% sur une année.
En fait, à prix courants, les exportations ainsi que les importations ont augmenté. Mais l’augmentation observée du côté import est supérieure à celle côté export.
Au niveau de l’exportation
La hausse est de 12,5% et a concerné la majorité des secteurs (mines, phosphates et dérivés (+35,3%), industries mécaniques et électriques (+17,9%), textile et habillement et cuir (+11,8%),énergie (+12,8%) …). Toutefois, le secteur de l’agriculture et des industries agro-alimentaires a enregistré une baisse de 13,2%. Et ce, suite à la diminution des ventes en huile d’olive (777,2 MDT contre 1351,6 MDT).
Côté importations
De l’autre côté, l’augmentation des importations de 14,6% est due à la hausse observée au niveau de tous les secteurs. Dont principalement les produits énergétiques qui ont augmenté de 35,6% sous l’effet de la hausse des achats des produits raffinés (3205,2 MDT contre 2595,8 MDT) et de gaz naturel (1816,2 MDT contre 930,6 MDT). Et dans une moindre mesure, les importations dans le secteur des mines, phosphates et dérivés (+18%).
Accélerer le développement des énergies renouvelables
Toutefois, le secteur qui met à mal la balance commerciale est bien le secteur énergétique. Dont la part avoisine les 40 % du déficit commercial. Il faut souligner que ce secteur demeure le plus problématique pour le déficit extérieur. Car il n’y a pas de nouvelles découvertes et le nombre de permis a diminué par rapport au premier semestre 2018.
Il faut aussi dire que nous avons accusé du retard dans le développement des énergies renouvelables. On aurait pu accélérer la cadence. Aujourd’hui, il faut qu’on prenne conscience que nous sommes un pays importateur net d’énergie et que nous dépendons fortement des prix internationaux, de la valeur du dinar qui est fortement impactée par le déficit commercial. Ce dernier provient en grande partie du déficit énergétique.
Il faut aussi qu’on diminue notre dépendance énergétique en augmentant l’efficacité énergétique et en évitant les gaspillages. Que ce soit dans le secteur privé, chez les ménages ou dans le secteur public (administrations et autres …).
De plus, les produits énergétiques que nous importons sont fortement subventionnés par l’Etat. Donc l’énergie nous coûte doublement cher en termes d’érosion en devises et en termes de déficit budgétaire.
Par ailleurs, il y a d’autres mesures à mettre en œuvre pour alléger ce déficit. Que ce soit au niveau des exportations, notamment au niveau du retour du secteur des phosphates, ou au niveau des importations qui doivent émaner du Tunisien en consommant le produit tunisien. Et ce, en vue d’encourager la production locale et alléger la balance commerciale.
Cela dit, la balance commerciale tunisienne a toujours été déficitaire (dans des proportions moins importantes que ces dernières années). Mais elle a toujours été compensée en grande partie par la balance des services qui est historiquement excédentaire, grâce au secteur touristique.
Au milieu des années 2000 par exemple, la balance des services compensait plus de 90% du déficit commercial. Les dernières années et depuis les attentats qui ont fortement impacté le tourisme, elle ne compense plus que 5 à 6% du déficit commercial. Donc, vous voyez le gap ! Pour cette année, nous espérons une saison touristique exceptionnelle et une récolte de blé exceptionnelle aussi. Et ceci contribuera nécessairement à alléger le déficit de la balance des biens et services, et par là, la balance courante.
Les recettes touristiques cumulées ont atteint 1,98 milliard DT contre 1,39 milliard DT une année auparavant. Soit une hausse de 42,5%. Et le nombre de touristes étrangers s’élève à 3,774 millions de visiteurs, soit une croissance de 16,7% sur un an et de 15,7% par rapport à 2010. Il s’agit d’une reprise notable mais il reste beaucoup à faire…Donnez-nous un aperçu sur un champ d’action aussi stratégique…
Comme je viens de le souligner, le tourisme constitue pour notre pays un pourvoyeur de devises très important et de cash aussi. Toutefois, et ce qui est plus parlant que les chiffres en dinars ce sont les chiffres en devises.
Pour avoir une bonne lecture de la performance du secteur et pour détecter si cette amélioration est due à l’effet change ou à l’augmentation des recettes en devises, et c’est ce qui est recherché, il faut comparer les chiffres en devises. Mais on sait globalement qu’entre juin 2018 et juin 2019, le dinar s’est déprécié d’environ 10 % par rapport au dollar US et d’environ 6 % par rapport à l’euro. Donc certainement, il doit y avoir des performances au niveau de l’entrée de devises qui corroborent d’ailleurs l’augmentation du nombre de touristes.
Il est incontestable que le secteur du tourisme est en train de remonter la pente. Puisque malgré les attaques terroristes, il n’y a pas eu d’annulation au niveau des réservations. Et qu’enfin de compte la Tunisie s’est montrée résiliente et de plus en plus depuis la révolution.
En bref, le secteur ainsi que le gouvernement ont su gérer cette attaque en étant très réactifs et ont su contrecarrer les effets qui auraient pu se produire. Mais, de mon point de vue, ce secteur se porterait mieux si on revoyait la politique du All Inclusive qui se base sur un tourisme de masse et à bas prix pour orienter le secteur autrement, dans le cadre d’une stratégie globale du secteur touristique.
Cette stratégie devrait se baser sur un tourisme plus sélectif et de qualité plutôt qu’un tourisme basé sur la compétitivité des prix. Pourquoi pas un tourisme culturel, d’ailleurs ? En plus d’être pourvoyeur de devises, c’est un secteur à forte employabilité directe et indirecte et qui contribue dans une large mesure à la croissance du pays.
La CPG a produit 3 millions de tonnes de phosphate brut, dont 1,8 million de tonnes de phosphate commercial. Rappelons que la compagnie tablait sur une hausse du volume de vente de phosphate de 55 millions de tonnes à fin 2019, pour se situer au niveau de 4,5 millions de tonnes, mais sous certaines conditions…Que faut-il faire pour assurer les conditions nécessaires ?
En fait, depuis les premières années post-révolution, les économistes et autres analystes ont commencé à voir venir ce problème du secteur des phosphates. D’ailleurs, j’en ai beaucoup parlé sur les colonnes de l’Economiste Maghrébin et ailleurs pour dire que nous n’avons pas une économie très diversifiée en fin de compte. Nous ne sommes pas un pays mono-exportateur de pétrole. Mais la Tunisie n’est pas aussi diversifiée qu’un pays développé ou émergent du sud-est asiatique par exemple.
Donc, nous dépendons fortement de ce secteur et nous savons que les grèves et les sit in orchestrés ici et là ont fortement perturbé ce secteur et les exportations de ce secteur. C’est un secteur sinistré et socialement très sensible.
D’ailleurs, les problèmes de la CPG ne datent pas d’aujourd’hui. On se rappelle tous le soulèvement qui a eu lieu en 2008 dans la région et qui a été durement réprimé par le pouvoir en place d’alors.
Aujourd’hui, il faut apaiser la région tout entière. Or on sait que les citoyens de cette région veulent tous être embauchés pas la CPG. Ce qui n’est pas possible. Donc, pour leur redonner confiance, il est impératif d’embaucher par le biais de concours qui soient totalement transparents. De plus, il faut « mettre le paquet » au niveau des investissements publics pour améliorer la qualité de la vie des gens de la région. Par exemple, il faut peut-être penser à construire une piscine municipale dans la région pour permettre à la population d’avoir un moyen de divertissement pour leurs enfants en période de grosses chaleurs. Déjà dans un climat social plus apaisé, les solutions sont plus faciles à trouver. En d’autres termes, il faut redonner de l’espoir à la jeunesse de la région entière. Et ce ne sont certes pas les entreprises de jardinage qui vont résoudre le problème de ces citoyens.
La Tunisie a déjà perdu des parts de marché à l’international qu’il sera difficile de récupérer. Il faut travailler sur des solutions pérennes en assurant la continuité de la production, de l’approvisionnement et des exportations. Et cela n’est possible que si la confiance est rétablie.