Dans cette interview exclusive accordée à leconomistemaghrebin.com, Ahmed Amine Azouzi, consultant dans les médias et les industries culturelles et créatives, balaie d’un revers de la main un certain nombre de préjugés de la scène culturelle. Contrairement à une idée reçue, l’art et la culture sont créateurs d’emplois et des piliers majeurs de l’économie. La culture pourrait être envisagée sous l’angle économique ayant, comme tous les projets, un schéma de financement.
Leconomistemaghrebin.com : Souvent la culture et l’art ne riment pas avec le circuit économique, les revenus réguliers et la création d’emplois. Certains soutiennent aussi que l’art et la culture ne sont qu’un luxe dans un contexte où le pragmatisme et l’efficacité règnent en maîtres. Pour vous, quelle est l’origine de ce préjugé ?
Ahmed Amine Azouzi : Ce préjugé trouve son origine dans l’irrégularité des revenus de l’artiste, l’écrivain et le créatif en général. Le créatif est perçu comme quelqu’un ayant des revenus irréguliers. D’ailleurs, ses revenus dépendent toujours de l’accueil de son œuvre par le public. Or, nous ne sommes pas sans savoir que le créatif ne peut pas prévoir le niveau d’accueil de son œuvre par avance, contrairement à tout produit économique standard qui dispose d’un minium de prévisibilité sur le potentiel de rémunération.
Ainsi, l’irrégularité des revenus nourrit cette image du créatif étant donné qu’il ne sait pas à quel moment il va générer des revenus. Par ailleurs, ce n’est pas le seul facteur qui encourage cette vision des choses. Il y a l’image véhiculée par l’artiste lui-même qui se soucie peu des finances, ne sait pas souvent ce qu’il veut, qui est plutôt dans l’expression du soi plutôt que dans la satisfaction d’un besoin du tiers. Ce préjugé existe bel et bien et la Tunisie ne fait pas l’exception.
Par exemple, au niveau familial, le désir de suivre des études universitaires dans les branches purement créatives (musique, cinéma, théâtre et autres) par un bachelier peut être très mal perçu par certaines familles. En effet, le fait que les débouchés professionnels ne paraissent pas clairs, cela peut dissuader candidats et familles. Cependant, il ne s’agit que d’un préjugé.
En effet, depuis la fin du 19ème siècle, début 20ème siècle, grâce à l’introduction de la notion de la reproductibilité du contenu (enregistrement de la musique et des films, développement de l’imprimerie, naissance des médias audiovisuels…), la notion de l’industrialisation de la culture est devenue à l’ordre du jour : des économies d’échelle ont été possibles simplifiant la commercialisation des œuvres. Avec quelques réserves dans l’application pour certains secteurs culturels.
Ainsi, avec l’introduction de l’industrialisation, petit à petit de vraies entreprises culturelles et créatives ont émergé dans le monde. Le plus grand pays de l’économie créative reste les Etats-Unis avec ses grands majors du cinéma, du disque…
Mais, les grands groupes industriels culturels et créatifs existent partout dans le monde : en Europe (Vivendi, Bertelsmann…), en Asie (Nintendo, Wanda Media…), au Moyen-Orient (MBC, Rotana…)…à travers des filiales disséminées partout dans le monde, avec à la clé la création d’une myriade d’emplois. C’est là où la culture et la créativité sont devenues concrètement une composante importante de la scène économique dans plusieurs pays. Selon Ernst & Young, l’économie créative a généré un chiffre d’affaires de 2250 milliards de dollars en 2015, ce qui représente 3% du PIB mondial, surpassant l’industrie de la télécommunication. D’ailleurs, ces 3% du PIB mondial représentent la moyenne mondiale. Dans le cas des Etats-Unis, il s’agit en fait de 10% du PIB, 9% pour la Corée du Sud, 5% pour le Liban, selon l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle. Figurez-vous qu’en France, l’industrie culturelle et créative génère davantage de bénéfices que le secteur de l’automobile, pourtant fleuron de l’industrie française. e rappelle, enfin, que le secteur de l’industrie culturelle et créative a généré 25,9 millions d’emplois dans le monde.
Au niveau des entreprises, pour ne citer qu’un seul exemple : Walt Disney Company a réalisé un chiffre d’affaires de 55 milliards de dollars en 2016.
Toutes ces données démontrent que le développement d’un secteur culturel performant est vital d’un point de vue économique étant donné qu’on parle de création d’emplois, de chiffre d’affaires, de cotations en Bourse et la mise en place de stratégies économiques au niveau de pays ou d’entreprises.
Et pour revenir au cas de la Tunisie, l’absence de grandes entreprises culturelles et créatives nourrit encore ce préjugé.
Ce que vous venez de dire démontre que l’industrie culturelle et créative a fait ses preuves dans le monde, contrairement au cas de la Tunisie. Qu’est-ce qui empêche l’émergence d’une industrie culturelle et créative en Tunisie ?
Afin de répondre à cette question, il faudrait peut-être remonter dans l’histoire. En effet, la situation actuelle est due à un reliquat historique que la Tunisie n’a pas encore pu dépasser réellement, et ce, malgré les efforts éparpillés par différentes parties prenantes. La politique culturelle dans les années 60 et 70 était axée sur un Etat législateur et aussi producteur culturel. Au cours de cette période, l’Etat a pris en charge, seul, la création et le développement d’une scène culturelle tunisienne (post-indépendance). Le secteur privé, lui, était plutôt invité à investir dans d’autres domaines.
De ce fait, l’Etat a appuyé la culture en la subventionnant sans perspective de retour sur investissement. Pratiquement « à fonds perdu ». Le contexte historique, à savoir l’indépendance, justifie ce choix. Car après l’indépendance, il fallait vulgariser les arts et la culture pour bien instruire les Tunisiens. Ainsi, l’Etat, à travers le ministère des Affaires culturelles, a agi pour l’émergence d’acteurs culturels dans ce sens-là. C’est un rôle qu’il doit, à mon sens, continuer à jouer aujourd’hui mais certainement d’une manière différente.
D’ailleurs, c’est un choix qui n’est pas exclusif à la Tunisie puisque plusieurs pays européens ont fait de même après la seconde guerre mondiale, afin de créer une scène culturelle nationale et développer l’activité créative locale. Mais, contrairement à la Tunisie, la plupart de ces pays ont fait intervenir le secteur privé dans les investissements culturels dès les années 80, en encourageant l’émergence de champions nationaux dans l’économie créative.
A ce jour, la Tunisie n’a pas encore fait clairement son choix. Le constat est présent mais l’action reste encore assez peu prononcée. Il est important de comprendre que cette transformation n’est pas uniquement dépendante du ministère des Affaires culturelles ou des opérateurs culturels déjà présents. En ce sens qu’elle ne peut être faite uniquement par eux. Il s’agit d’une politique d’Etat qui doit être portée par l’Exécutif dans son ensemble, appuyé par le Législatif, le tout avec une réelle volonté des investisseurs privés au sens large.
Dans le modèle cible, le secteur privé devrait porter la scène culturelle et créative existante avec une perspective de génération de la croissance et de la richesse. De son côté, l’Etat doit se charger de fournir un climat des affaires propice à l’investissement culturel et à l’émergence de talents dans toutes les disciplines culturelles et artistiques.
A titre d’exemple, cela ne relève pas du rôle premier de l’Etat d’inviter un artiste de renommée mondiale pour se produire sur scène. Un artiste mondialement connu peut générer des bénéfices et se produire à guichets fermés. Il ne faut donc pas forcément compter sur l’Etat pour intervenir dans des opérations comme la billetterie, la logistique, la promotion… qu’un opérateur privé peut très bien exécuter en s’assurant, dans ses opérations, d’être économiquement viable.
Autre exemple, actuellement le service public a du mal à accorder des licences d’exploitation du patrimoine national (sites archéologiques, musées…). Cette exploitation se traduit par la billetterie, la restauration et l’animation autour de ces sites, la promotion…. Le mieux serait d’accorder cette licence d’exploitation via un contrat qui définisse clairement le rôle de chacun, l’Etat comme le secteur privé. Il est fort possible que les pouvoirs publics y pensent mais une probable pression de l’opinion publique peut bloquer la mise en œuvre de cette démarche, cette dernière pouvant percevoir qu’il s’agit d’une privatisation d’un bien national et historique. Pourtant, une licence d’exploitation n’est pas du tout une cession du patrimoine public : il s’agit uniquement de faire vivre un bien public, qui le restera toujours, par un privé qui a le savoir-faire économique.
D’un autre côté, la Tunisie a réussi à développer le début d’une économie liée au cinéma car depuis les années 80, l’Etat a choisi de laisser les acteurs privés faire fonctionner le secteur. Le privé et l’Etat portent ensemble la dynamique, qui malgré une longue crise durant les années 90 et 2000, renaît aujourd’hui et vit un réel momentum positif à la fois artistique (prix dans les festivals) et économique (succès de plusieurs films dans des salles combles).
Pour résumer, il s’agit d’une question de conviction que l’économie de la culture est un facteur de développement important. Il faudrait à mon sens mettre en place des initiatives avec le même élan que l’on a vu autour du Startup Act autour des industries culturelles et créatives.
Mais que peut-on reprocher au juste au secteur privé ?
Un projet créatif est quelque chose d’immatériel avant tout. C’est quelque chose qu’une banque qui doit par exemple accorder un crédit n’est pas en mesure d’évaluer, habituée qu’elle est d’avoir à faire à des données matérielles dont elle peut estimer la rentabilité.
Or une entreprise qui opère dans le domaine des industries culturelles et créatives est une entreprise comme toutes les autres. Elle dispose d’une stratégie de marketing, un schéma de financement et peut donc contracter des prêts. Comme toutes les entreprises, elle génère des bénéfices à travers la vente, les partenariats… Il s’agit d’une entreprise normale mais avec un capital immatériel : la créativité de ses talents.
De plus, au problème de la non-compréhension de la notion d’immatériel, s’ajoute celui de la question du risque. Nous en avons parlé, il est très difficile de prévoir l’accueil que réservera le public à un produit culturel. Ce qui en fait un produit à haut risque.
Or, en Tunisie en particulier, l’aversion au risque d’un investisseur est déjà fort présente pour des projets matériels. Que dire alors quand il s’agit d’un projet culturel ! Or les industries culturelles et créatives ont pour fondement la prise de risques et un savoir-faire sur sa maîtrise.
Quelques institutions financières ont misé sur des projets culturels. Pour citer quelques exemples : la STB soutient le Festival international de Carthage, la BIAT soutient le festival Manarat et l’UIB est le mécène principal du Festival international de musique symphonique d’El Jem. Comment expliquez-vous ce choix ? Opération de branding ou prise de conscience de l’importance du soutien de la scène culturelle et artistique ?
Les cas que vous venez de citer sont des cas de mécénat. Or le mécénat n’a rien à avoir avec l’investissement. Car si l’investissement s’attend à un retour sur investissement, le mécénat est une forme d’investissement mais à fonds perdu.
Cela n’empêche, le mécénat est un élément important de l’économie de la culture. Comme le sponsoring, le mécénat est bien sûr généralement une opération de branding mais indirecte. D’une manière très schématique, une marque mécène associe ses valeurs à un festival ou événement de renommée, là où le sponsoring est une opération de visibilité. Mais dans les deux cas, sponsoring et le mécénat sont une possibilité de financement pour les industries culturelles et créatives.
Le mécénat a quand-même une particularité : il est l’équivalent privé de la subvention de l’Etat. En mettant la main à la poche pour un festival, le mécène participe à la mise en place d’une économie culturelle.
Mais attention, le mécénat ne suffit pas. Il est important que le privé passe au niveau de l’investissement et l’attente d’un réel retour sur investissement. Cela ajoutera de la maturité aux projets créatifs et augmentera significativement les flux financiers de l’économie créative.
C’est encore très timide en Tunisie mais cela bouge un peu. Par exemple, la BIAT prévoit de lancer des offres de financement de films cinématographiques où elle prend une participation dans le film et donc dans la prise de risques du producteur.
C’est un processus progressif. Je demeure optimiste puisqu’il y a un frémissement sur le marché privé concernant l’investissement culturel. Il existe une prise de conscience. Certains prennent quelques risques et d’autres y réfléchissent. C’est encore timide mais il faut bien un début. Une chose est sûre : la question est sur la table. De son côté, l’Etat doit encourager l’investissement dans la culture et la créativité. Et ce à travers le ministère des Affaires culturelles mais pas que. Je sais, à titre d’exemple, que le ministère de l’Industrie et des PME à travers l’APII, s’est penché sur ce sujet récemment.
Force est de constater que les artistes frappent à la porte du ministère des Affaires culturelles pour demander la subvention. A travers les années, cette attitude est devenue un réflexe systématique avant même la préparation du projet culturel. Ce comportement n’est-il pas une forme de mendicité ?
Il est normal que le ministère des Affaires culturelles accorde des subventions. D’ailleurs certains projets culturels n’existent que grâce aux subventions qu’elles soient étatiques ou privées. Cette subvention facilite l’émergence et la liberté d’expression de l’artiste et pour cette raison la notion de subvention est très importante. Même aux États-Unis, l’Etat encourage indirectement les subventions privées, c’est-à-dire le mécénat. En Tunisie, l’Etat doit prendre le risque artistique pour permettre l’émergence de nouveaux talents.
Après, une fois l’artiste affirme son talent et qu’il commence à générer des recettes, l’Etat peut arrêter de le soutenir, et céder la place au secteur privé en donnant leur chance à d’autres talents.
Cependant, si les subventions sont accordées sur des critères partisans et/ ou idéologiques et des critères non ancrés sur des choix économiques, ce comportement faussera le marché. Une subvention placée arbitrairement est avant tout une aberration économique ! Une attitude pareille tue le marché et fait obstacle à la maturité économique des projets culturels.
Que recommandez-vous pour une réelle émergence des industries culturelles et créatives en Tunisie ?
Il est important, tout d’abord, de créer l’environnement législatif et concurrentiel nécessaire. Il faut donner envie aux privés d’investir et aux opérateurs existants de développer leur business.
Ensuite, pour créer cet environnement, il faudrait que la prise de conscience de l’importance de ce secteur dépasse le cadre du cercle des professionnels de la profession, comme dirait Godard. Il s’agit d’un enjeu national qui concerne le Gouvernement, les Affaires étrangères, les Finances, les grands groupe industriels, l’ARP…C’est un sujet majeur de développement que l’on n’exploite pas. Donc il faut beaucoup de pédagogie.
Troisièmement, il faut que l’on connaisse ce secteur. Il est peu chiffré et peu étudié d’un point de vue statistique et données. Il faudra lancer des initiatives de mesures beaucoup plus détaillées que celles disponibles en ce moment.
Enfin, je lance un appel au secteur privé dont le rôle sera primordial. Dans les industries culturelles et créatives, il y a les industries, un savoir-faire typique du secteur privé. Elles ont un rôle à jouer, une prise de risque à prendre qui a ses chances d’être gagnante à un moment où cette industrialisation est encore embryonnaire. Le marché existe, il suffit de voir l’effervescence estivale autour des produits et services culturels et créatifs en Tunisie. La Tunisie approche d’un alignement des planètes qui lui permettra de déclencher une bonne dynamique économique créative. Il suffit d’un effort de toutes les parties prenantes.