C’est un homme très chanceux que la Tunisie vient de perdre. Peu de temps avant sa mort, l’idée largement partagée était que, compte tenu des graves erreurs politiques commises après son élection en 2014, Béji Caïd Essebsi sortirait de l’histoire par la petite porte. Ces prévisions sont spectaculairement démenties par l’hommage exceptionnel rendu le jour de son enterrement.
De mémoire d’homme, aucune personnalité politique tunisienne n’a eu droit à un tel hommage. La vague d’émotions qui déferla sur le pays le jour de l’enterrement de Béji Caïd Essebsi fut aussi intense que surprenante. Ceux qui le fustigeaient hier, ceux qui faisaient de lui une cible de choix de leurs critiques acerbes, ne tarissaient pas d’éloges. Egrenant le plus naturellement du monde les qualités d’un homme qu’ils vouaient aux gémonies juste quelques jours avant sa mort.
Ce que l’on peut appeler le paradoxe Caïd Essebsi est que, de son vivant et dès son entrée au palais de Carthage le 29 décembre 2014, il fut plutôt un facteur de division. Mais le jour de sa mort le 25 juillet 2019, il se transforma subitement en un puissant facteur d’unification nationale.
Béji Caïd Essebsi : un facteur de désunion et de division au pouvoir
Elu à l’âge de 88 ans, la tâche que ses électrices et ses électeurs lui confiaient était de protéger la jeune révolution tunisienne contre les fossoyeurs islamistes. Mais il a vite fait de s’allier avec eux.
A cet égard, il a contribué activement à l’éclatement de Nidaa Tounes en prenant systématiquement le parti de son fils. Apportant ainsi de l’eau au moulin des contestataires qui dénonçaient la « dérive dynastique » du vieux président.
Sa décision courageuse d’annuler en septembre 2017 la circulaire empêchant les Tunisiennes musulmanes de se marier avec des non musulmans, ainsi que son projet de loi progressiste présenté en février 2019 et visant à rendre égaux hommes et femmes devant l’héritage contribuèrent fortement à diviser la société tunisienne.
Des obsèques nationales saisissantes
Toutes ces divisions que Caïd Essebsi créa en quatre ans et demi de présidence, sa mort les gomma d’un trait. Le spectacle donné par le peuple tunisien le jour des funérailles est saisissant.
Si l’on prend la peine de faire une évaluation objective de l’événement, on constatera que l’intensité de l’émotion et le haut degré d’affection manifestés par le peuple tunisien en ce 27 juillet 2019 sont loin d’être proportionnels à ce que l’homme donna à la Tunisie et à son peuple durant sa longue carrière politique, entrecoupée d’une vingtaine d’années de traversée du désert.
Nul ne peut nier que l’illustre disparu joua un rôle décisif en 2011 dans la stabilisation du pays. Il était assez habile non seulement pour stabiliser un pays bouillonnant, mais pour mener à bien la première transmission pacifique et démocratique du pouvoir dans l’histoire du pays.
Le problème se pose dans le laps de temps entre le 29 décembre 2014 et le 25 juillet 2019. Période où il était officiellement le premier président de la République élu démocratiquement. Et là, on a de la peine à trouver la moindre réalisation importante susceptible d’être retenue par l’histoire.
Certes, à son âge, il fit de longs voyages aux Etats-Unis, en France et ailleurs pour faire la promotion de la deuxième République tunisienne qu’il représenta correctement auprès des grands de ce monde. Mais la frustration est grande quand on pense aux promesses électorales du candidat que le président, une fois élu, ignora superbement.
Beaucoup de promesses électorales restées lettre-morte
Il était élu sur la base d’un programme foncièrement anti-Ennahdha, on connaît la suite. Il a promis que la vérité sur l’assassinat de Chokri Belaïd sera dévoilée, le mystère persiste toujours. Bien qu’il fût le garant de la sécurité du pays, il n’a pas bronché quand éclata l’affaire de la structure sécuritaire secrète d’Ennahdha. Ou plutôt si. Il a bougé, mais bien tard, mû par une motivation ayant plus à voir avec l’intérêt de la famille qu’avec la sécurité du pays.
En effet, cette affaire éclata le 2 octobre 2018 par la divulgation de documents compromettants pour Ennahdha par le Collectif de défense de l’affaire des martyrs Chokri Belaïd et Mohammed Brahmi. Malgré la gravité des informations dévoilées, le président ne se décida à réunir le Conseil de sécurité nationale que deux mois plus tard, c’est-à-dire le 29 novembre 2018, une réunion, au demeurant, sans suite.
Entre temps la crise s’aggravait entre le président et son fils d’une part et Youssef Chahed d’autre part. Pour la présidence, celui-ci était devenu indésirable, mais Ennahdha n’a pas joué le jeu, d’où la rupture entre les deux Cheikhs, l’accueil au Palais de Carthage des membres du Collectif qui ont divulgué l’affaire de la structure secrète d’Ennahdha et la réunion trois jours plus tard du Conseil de sécurité nationale…
En un mot, et dans ce cas précis, l’instinct du père était nettement plus puissant que le sens du devoir du président.
Mais alors, comment expliquer cette disproportionnalité entre l’intensité de l’émotion exprimée par les Tunisiens le jour des funérailles et le bilan modeste du mandat présidentiel du défunt ?
Béji Caïd Essebsi a eu de la chance
Il faut dire que Béji Caïd Essebsi a eu la chance si l’on peut dire de mourir dans l’exercice de ses fonctions. La mort fût-elle intervenue après la fin de son mandat et un autre président fût-il élu, le comportement des Tunisiens aurait été bien différent et la nature de l’hommage aurait été tout autre.
L’autre élément explicatif est la sérénité et la douceur avec lesquelles le vide du pouvoir a été comblé en quelques heures. La grande émotion exprimée par les Tunisiens contient en fait une part de fierté suscitée par « l’exception tunisienne » et le bon fonctionnement des mécanismes constitutionnels.
Enfin, dans l’inconscient collectif tunisien, il y a une frustration toujours vivace qui remonte au 8 avril 2000, jour des funérailles de Bourguiba. Par décision de Ben Ali, les Tunisiens avaient été empêchés de rendre hommage au père de la Nation et privés même de retransmission télévisuelle et radiophonique de l’événement.
Pour beaucoup de citoyens, la forte émotion par laquelle ils ont rendu hommage au président Caïd Essebsi a servi aussi, consciemment ou inconsciemment, comme un élément libérateur de la frustration générée par les funérailles sous haute surveillance du 8 avril 2000.
« BCE, le premier président tunisien élu démocratiquement » ? Non, c’est bel et bien Moncef Marzouki qui est le premier président tunisien élu démocratiquement car élu par une assemblée élue de façon démocratique comme en Italie ou en Allemagne aujourd’hui.
Essebsi est le premier à avoir été élu au suffrage universel, ce qui n’est pas la même chose et qui dénote clairement le manque de culture démocratique de tous ceux qui assène sottement la première assertion.