Décidément l’histoire s’écrit chez nous à rebours, elle avance à reculons. Comme pour signifier à jamais que ce pays est celui de tous les paradoxes.
La révolution n’a pas fait mieux que la dictature pour faire triompher les valeurs de dignité, d’égalité, de justice, de travail et d’espoir qui furent ces principaux mots d’ordre. Et à bien des égards, on ne compte plus les situations de régression sociale, économique et financière.
L’Etat, hier souverain, sans être exemplaire, vit aujourd’hui, quand il ose exercer son autorité, à crédit, aux crochets de ses bailleurs de fonds internationaux qui cachent mal leur inquiétude et bientôt leur exaspération. La fracture sociale n’a jamais été aussi grande et aussi menaçante. L’emploi recule, le chômage explose, la pauvreté et la misère se répandent comme une traînée de poudre. Et l’économie perd l’un après l’autre ses principaux moteurs de croissance. L’investissement, la consommation, les exportations et le sentiment de confiance donnent à peine signe de vie.
La révolution, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, n’a pas fait mieux, hélas, que la dictature pour faire triompher les valeurs de dignité, de justice, d’équité qui furent ses principaux mots d’ordre. Qu’avons-nous fait de ces grands principes moraux inscrits au fronton de cette révolution ? Que reste-t-il de la proclamation du droit au travail, au développement, à l’éducation et à la santé ? La classe politique n’ose même plus en parler de peur d’être soupçonnée de provocation.
En huit ans, on aura tout connu et tout subi : l’immense espoir des premiers jours, qui au fil des mois et des années a cédé la place au désenchantement, à la lassitude, au désespoir, au rejet. On n’a jamais autant parlé de croissance inclusive alors même que la machine à fabriquer les exclus fonctionne à plein régime et frôle l’emballement comme jamais par le passé. Les bas-côtés de la route, dont on voit mal le tracé, sont jonchés des exclus d’une croissance atone, molle, réduite à sa plus simple expression et menacée à chaque instant, quand elle existe, d’arrêt. Les plaies de la gabegie, des tiraillements et des guerres de tranchées politiques ont infecté et gangréné tout le corps social. Les foyers de corruption qui ont pourtant servi de détonateur du mouvement de la rupture politique de 2011 se sont démultipliés et sont montés en puissance. Leur force de frappe et leur capacité de nuisance et d’influence n’a jamais été aussi grande.
Evanoui notre rêve de croissance à deux chiffres, à la seule évocation de l’idée que le nouvel élan démocratique allait éradiquer la corruption, le népotisme, le clientélisme, l’insécurité juridique de l’investissement et la toute-puissance d’une bureaucratie aux ordres ? La vérité est que le choc de la démocratie ne fut pas celui qu’on espérait et qu’on attendait. Ses effets furent même plus néfastes que le coût de la dictature qui pouvait se prévaloir d’une croissance de près de 5% sur plus de vingt ans.
Le constat est malheureusement sans appel : tous les clignotants sont au rouge vif. L’économie, nos finances publiques, nos échanges extérieurs ne tiennent plus sur leurs fondamentaux.
Et ce n’est pas non plus faire le procès de la démocratie, ballottée et prise qu’elle est dans la tourmente de vents contraires. Celle-ci ne vaut que par le respect de ses préceptes. La démocratie, le bien le plus utile et le plus nécessaire, a ses règles, ses lois, ses exigences. Elle n’a jamais été, là où elle est profondément ancrée, synonyme d’explosion de libertés. La démocratie c’est un dosage subtil et exigeant de libertés publiques et individuelles, de droit, d’obligation et de devoir. Sans le respect des lois républicaines, les libertés débridées sont annonciatrices de chaos dévastateur.
On voudrait voir nos politiciens en campagne, qui battent aujourd’hui le pavé, à la veille d’élections majeures, siffler la fin de la récréation et sonner le réveil aussi douloureux soit-il. Qu’ils nous disent tout sur leur engagement et leur volonté de sortir le pays de l’ornière, de remettre les choses à l’endroit et le train national sur les rails d’une vraie démocratie.
L’occasion pour nous de déceler le bon grain de l’ivraie, de connaître et de pouvoir vérifier les intentions des uns et des autres à travers leurs discours, leurs projets, leurs programmes d’action…
Il nous faut faire preuve de discernement pour ne pas donner crédit et foi aux promesses en l’air sans lendemain de démagogues, de populistes de pacotille et d’imposteurs qui sont pour la politique ce que les truands et les mafieux sont pour la loi. Plus on s’enfonce et plus on a de réelles chances de remonter et de rebondir. Ce ne sera pas le dernier des paradoxes tunisiens.
L’expérience a un prix, nous devons l’assumer. On apprend plus de nos échecs que de nos propres réussites. A condition de prendre conscience de la gravité de la situation. Il y a aujourd’hui péril en la demeure. Le feu est en train de prendre dans la maison, n’attendons pas qu’elle s’embrase. Un sursaut est encore possible. On voudrait voir émerger des prochaines élections législatives et présidentielles un exécutif qui parle d’une même voix, se hisser en première ligne des hommes et des femmes, de vrais commis de l’Etat compétents, intègres, sincères, transparents avec pour seule ambition de défendre le rang, la souveraineté et la dignité du pays dans le monde. Et d’abord de le sauver d’une mort quasi programmée. La Tunisie n’en est de ce fait qu’au premier stade de l’agonie, mais elle est en train de se vider de sa substance, de son sang. Un seul mot d’ordre. Un seul cri de ralliement : stopper l’hémorragie de matière grise, de compétences pour sauver le soldat Tunisie d’une mort annoncée.
Nos enseignants universitaires, nos médecins et nos ingénieurs quittent le pays par milliers. Les plus doués, les plus sollicités, celles et ceux qui le peuvent encore prennent par vagues successives le chemin de l’exil. Ils laissent derrière eux un pays exsangue ; privé de ses cadres, de ses compétences les plus abouties, de sa sève et de ses graines de génie. Ils laissent derrière eux des universités fantômes, en lambeaux, des hôpitaux délabrés, hantés par la mort et par les mauvais esprits. On imagine aussi l’inquiétude et le désarroi de nos entreprises grandes et petites qui voient partir sous d’autres cieux des ingénieurs, des informaticiens qui ne sont pas légion et qui sont si nécessaires pour leur transformation technologique et digitale.
Ces migrants ne résistent pas au chant des sirènes des pays industrialisés avancés qui adoptent en la matière des politiques d’immigration voulue, choisie et donc forcément sélective. Le pays porte déjà les stigmates de l’exode de la fine fleur de l’intelligence nationale. Nous la formons au prix d’un immense sacrifice, ils les accueillent gratuitement sans compensation aucune pour détendre notre contrainte budgétaire. Une vraie saignée. Et surtout le risque d’un véritable décrochage et d’un déclin programmés.
On s’imaginait que le printemps démocratique tunisien allait inverser cette tendance. Avec l’idée qu’autrefois la fuite des compétences se justifiait en grande partie par l’absence de liberté et de démocratie qui met mal à l’aise ces têtes bien pleines et bien faites. Erreur sur toute la ligne. Non seulement la démocratie ne les a pas fait revenir mais elle a agi, comble des paradoxes tunisiens, comme une sorte de repoussoir. Le désordre post-révolution, le manque de visibilité, l’incertitude économique, l’instabilité sociale, la mauvaise foi des politiques qui donnent à penser qu’ils se servent plus qu’ils ne servent, qu’ils se soucient peu de l’impératif économique et de la chose publique, et pour tout dire l’absence de perspectives les pousse à la sortie. A cela s’ajoutent la dégradation du niveau de vie et des conditions de travail, le manque de structures d’accueil et de recherche … Et les opportunités de gain que leur offre la dépréciation ininterrompue du dinar . Ils prennent le large pour se donner plus d’air, plus de respiration, pour éviter l’exil intérieur. On aurait tort de ne pas s’en inquiéter. Car au-delà des pertes subies par le pays, celles et ceux qui le quittent, bardés de diplômes et de compétences professionnelles, envoient un terrible message en laissant comprendre que ce faisant ils votent avec leurs pieds.
L’UGTT, dans son élan patriotique et fidèle à son rôle et à son implication dans la vie politique, économique et sociale est bien inspirée en se mobilisant pour pointer du doigt cette hémorragie de compétences, aux effets dévastateurs sur l’économie et le service public. Au rythme actuel, on ne donnera pas cher de l’avenir de nos entreprises et de notre industrie 4.0 qui a déjà du mal à émerger, de notre capacité d’innovation et de recherche. Notre modèle économique et social est en danger de mort. Plus qu’un crime, c’est une faute politique que de ne pas agir. Ironie de l’histoire, on devrait faire le contraire de ce qu’on observe. Avec le retour de la démocratie, on était fondé de se servir de ce capital de compétences et d’intelligences pour promouvoir le site Tunisie et attirer les investissements directs étrangers (IDE) à forte valeur ajoutée et à fort contenu technologique, à revoir à la hausse nos lignes d’avantages comparatifs. On ne saurait trouver meilleur argument ni un tout autre produit d’appel. Au lieu de cela, nos cadres, chercheurs, médecins, enseignants sont aspirés ailleurs.
Si on voulait faire le vide chez nous, on ne se comporterait pas autrement. Tout est loin d’être dit à ce sujet, un train en cache un autre : cette hémorragie à grande échelle a pour corollaire l’injection de capitaux étrangers sous forme d’emprunts, dans une économie sous perfusion, au-delà même de nos capacités de remboursement. On en arrive aujourd’hui à emprunter pour rembourser le service de la dette. Autant dire que c’est le commencement de la fin.
Comment inverser cette tendance et mettre fin à cette tragédie, à cette entreprise de déconstruction du pays ? Augmenter de manière conséquente les rémunérations des enseignants, des médecins de la fonction publique et des ingénieurs ? Assurément et sans la moindre hésitation. Relever la qualité des structures d’accueil tombées aujourd’hui en déshérence faute de budget ? Nécessité fait loi. On n’en attend pas moins des dirigeants politiques.
Pour autant, il en faut plus : ancrer l’image d’une classe politique apaisée, responsable, intègre, transparente, dévouée à la chose publique, soucieuse de redresser le pays en le mettant pour de bon sur les chemins d’une croissance inclusive. On sera édifié à l’issue des prochaines élections législatives et présidentielles. Si les heureux élus font la démonstration de leur volonté et de leur capacité à sauver le pays, ils auront fait un immense geste pour stopper ou à défaut colmater l’hémorragie. Sinon le pire est à craindre. Et il n’est jamais exclu.