Le printemps démocratique tunisien à l’épreuve du tourbillon électoral. La transition démocratique, fiction entretenue vaille que vaille pendant 8 ans ou processus irréversible inscrit dans la réalité ? La question n’est pas fortuite. La présidentielle anticipée du 15 septembre 2019 et les législatives du 6 octobre 2019 seront à cet égard décisives et apporteront leur lot d’explications.
Les élections de 2011 et 2014 auront certes servi à baliser le chemin de la démocratie, mais elles n’auront fourni qu’une indication partielle et donc forcément partiale.
En 2011, le gouvernement sortant de feu Béji Caïd Essebsi a tenu ses engagements, ni lui ni ses ministres ne se sont portés candidats à l’Assemblée Constituante. Il assuma jusqu’au bout et sans la moindre faille ou hésitation son rôle de gestionnaire et d’arbitre en charge des élections. Qu’il organisa dans le tumulte post-révolution, sans interférence de sa part, de manière aussi transparente que possible. Une première dans l’histoire du pays ! BCE, sans qu’aucune loi ne l’y oblige – il ne s’agissait que d’une Assemblée constituante – a passé le témoin au triumvirat vainqueur sous la bannière des islamistes d’Ennahdha qui ne sont pas fait prier pour s’emparer du pouvoir, non sans l’imprégner d’une forte coloration idéologique. BCE aura été le premier homme d’Etat à inaugurer cette forme apaisée d’alternance politique. Il l’avait gravée dans le marbre. Ses successeurs n’en ont eu cure. Il a fallu les déloger par la force.
Las, la suite fut moins un enracinement de la démocratie naissante qu’une chronique tumultueuse d’un décrochage d’inspiration idéologique. Oubliés les engagements d’avant élections ? Evaporées nos illusions démocratiques ? Il aura fallu pas moins de trois ans, à force de manœuvres dilatoires et de prétextes en tout genre, pour accoucher d’une nouvelle Constitution pour une nouvelle République dont on mesure aujourd’hui les limites et les incohérences. Ennahdha et ses supplétifs voulaient le pouvoir. Ils s’y sont accrochés et refusaient l’idée même de s’en défaire. Ils en ont usé et abusé. Et au final, ils ont réussi à faire de ce pays, jadis un havre de paix et de stabilité, quoique assombri par un réel déficit démocratique, un terrifiant foyer de production et d’exportation de terroristes-jihadistes. Ces bombes humaines, purs produits de l’industrie de la mort, ont pris le relais de nos exportations industrielles qui nous hissaient au premier rang africain.
Trois ans pour inscrire dans les tables de la loi un texte constitutionnel, sans doute l’un des plus coûteux au monde, sans que son efficacité soit à la hauteur de notre sacrifice financier. Le pays était exsangue, saigné à blanc par une gestion approximative, aggravée par la résurrection de pratiques ancestrales aux relents de butin. Sans la colère, les protestations, la pression de la rue, de la société civile et des forces vives de la nation qui ne pouvaient se résigner à une sorte de dépeçage collectif du pays, au délitement et à la désintégration de l’Etat, à la poussée de l’obscurantisme qui mettait en danger de mort l’Etat civil, les nouveaux maîtres du pays y seraient encore.
Une fois de plus, la peur a changé de camp. Ennahdha dut battre en retraite et se replier en bon ordre de peur d’être durement sanctionnée et balayée pour toujours. Suit alors le Dialogue national sous la houlette du Quartette – la quintessence même de la société civile-improvisé à cet effet. Avec à l’arrivée la désignation d’un gouvernement de technocrates pour préparer les prochaines échéances électorales dans un climat apaisé sans qu’il puisse y prendre part. Le nouveau gouvernement Mehdi Jomaa, pourtant crédité d’une bonne pléiade de ministres, ne pouvait en si peu de temps réparer les dégâts causés par ses prédécesseurs.
Il lui fallait parer au plus pressé, stopper les voies d’eau qui menaçaient de faire chavirer le navire Tunisie. C’était au mieux ce que pouvait espérer réaliser un gouvernement en CDD. Il avait pour ultime mission d’organiser en moins d’un an les élections de 2014. Le résultat fut à la hauteur des promesses de départ. Mais il ne pouvait, en l’absence de la participation aux élections des membres du gouvernement – en vertu des conditions préalables – signifier que la scène politique se se serait pleinement convertie aux exigences de la démocratie.
Appelé au chevet de l’économie avec pour mission non moins essentielle de renouer le fil de la transition démocratique via l’organisation des élections législatives et présidentielles, de manière tout aussi libre et transparente, dans les délais impartis, Mehdi Jomaa et son gouvernement s’en sortent avec les honneurs. L’essentiel est préservé : l’avenir du processus démocratique, le statut et l’autorité de l’Etat républicain.
Changement de décor en 2019. Youssef Chahed est resté de marbre face aux pressions de ses propres alliés qui ne voyaient pas d’un bon oeil son maintien à la tête du gouvernement si – comme on lui prêtait l’intention – il se décidait de se jeter dans l’arène politique lors des prochaines échéances électorales. Ces craintes sont certes légitimes mais rien ne l’oblige, pas plus que ses ministres, à démissionner ou à se mettre en congé du gouvernement avant de solliciter le suffrage des électeurs. Rien dans la loi organique ne le contraint à un départ précipité même si son statut de Chef du gouvernement lui confère le bonus du sortant en raison de son implication au sommet de l’exécutif. Sauf qu’il y a aussi le revers de la médaille. Car il y a loin de la coupe aux lèvres.
Il peut être victime de son propre bilan. S’il est mal perçu, il peut conduire à un vote sanction. Le fait qu’il se soit mis en congé du gouvernement au dernier moment pourrait signifier qu’il cherche à s’en démarquer ou, à tout le moins, à l’occulter en le passant sous silence. Qu’est-ce à dire sinon que l’heure de vérité a sonné pour nous.
La transition démocratique est déjà à l’épreuve des élections présidentielles anticipées qui frappent à nos portes. Le Chef du gouvernement est candidat et postule à la magistrature suprême. C’est son droit, d’autant qu’il va devoir affronter vingt-cinq candidats.
Quoi de plus normal, quoi de plus sain. Si ce n’est que la campagne démarre sous de mauvais auspices. L’arrestation, quelles qu’en soient les raisons, de Nabil Karoui, porté aux nues par les sondages trois semaines après qu’il eut déposé sa candidature à la présidentielle, provoque un profond malaise. Elle n’est pas de bon augure.
A qui profite le crime, pire la faute ? Sans doute pas au chef du gouvernement, pointé du doigt par ses détracteurs. Il y a comme une odeur nauséabonde, charriée par des insultes au scalpel, des révélations à la limite de la diffamation, des provocations en tout genre. Les « réseaux sociaux », savamment orchestrées et instrumentalisés, véhiculent et amplifient désinformation, calomnies et atteinte à la dignité et à la vie privée des candidats. Comment ne pas s’indigner, s’offusquer et ne pas s’alarmer de la propagation de ce côté obscur et hideux d’une démocratie dévoyée sur laquelle plane de nouveau la menace d’un ordre totalitaire ?
De quelle démocratie ose-t-on parler quand un sérieux prétendant croupit derrière les barreaux et ne peut mener campagne comme la loi l’y autorise, celle-là même qui a ordonné son incarcération. Et si d’aventure il irait jusqu’au bout et raflerait – comme il sait le faire – la mise ? Le pays aura alors bonne mine. De la prison au palais présidentiel de Carthage. Cela ne s’est jamais vu, même du temps de l’épopée de la lutte pour l’indépendance. La justice, faute de pouvoir s’y opposer, devrait de nouveau s’immiscer dans la sphère politique au risque de se discréditer davantage. Une affaire d’Etat qui pourrait devenir l’affaire de l’Etat. Ce n’est pas l’honneur de la Tunisie. Autant d’éventualités qui font froid dans le dos et font craindre le pire. Attendons voir.
Le pays vit la peur au ventre à cause des craintes de voir déraper le processus électoral. Les Tunisiens appréhendent ce climat délétère instruits par les revers du passé. Ils n’ont jamais vu sortir les sortants par les urnes, accrochés qu’ils sont au pouvoir et à leurs privilèges. Youssef Chahed fera-t-il l’exception à cette funeste règle ou serait-il moins exemplaire qu’il ne le dit ? Chevalier blanc de la politique ou faussaire de la démocratie ? L’histoire le dira.
Une campagne électorale n’est jamais un long fleuve tranquille.
Elle met à rude épreuve les candidats qui doivent avoir les nerfs solides. Sauf que dans les démocraties matures, l’affrontement électoral est contenu dans les limites de la loi, sans aucune atteinte à la dignité.
A l’arme de la critique, il faut opposer la critique des armes quand elles sont inconvenantes et dévastatrices. Nulle trace chez les candidats d’idées novatrices, de vision, de projets et de programmes.
Les communicants ont pris le pouvoir et un sérieux ascendant sur les politiques. Le réflexe plutôt que la réflexion, l’émotion est beaucoup plus payante en termes de voix que l’analyse. La bataille des idées cède la place à la guerre des mots et des slogans. Dire que le pays se prépare à élire un président de la République qui a vocation à rassembler les Tunisiens sous un même toit, à les mobiliser autour d’une vision, d’un projet, d’une ambition nationale… Il y a déjà longtemps qu’on a perdu la notion d’un grand dessein national.
Le nouveau président de la République, au-delà de ses attributions – défense, diplomatie – doit pouvoir veiller au respect de la Constitution, se porter garant de l’unité nationale, de la cohésion sociale, de l’intégrité du territoire et de la souveraineté nationale. Il doit incarner et porter en lui les attentes et l’espoir de tout un peuple grâce à sa force de caractère, à sa capacité intellectuelle, son autorité morale, son assurance tranquille et au respect qu’il inspire.
Et de se faire à la fois l’interprète et l’aiguillon de ces aspirations auprès du gouvernement. La Constitution l’y autorise, les électeurs le revendiquent. Et le feront savoir le 15 septembre. Notre voeu est que rien ne vienne contrarier leur volonté de choix et leur désir d’avenir.
Que rien ne se mette au travers du processus démocratique. Les prochaines élections pourraient signifier notre ancrage définitif dans la démocratie. Elles pourraient au contraire faire basculer le pays dans le vide et sonner le glas de la transition démocratique. Ce test a valeur de symbole. Les Tunisiens ont prouvé par le passé une incroyable capacité de sursaut comme nulle autre pareille. S’ils ne peuvent se défaire une fois pour toutes de leurs propres démons, ils ont une conscience aiguë du danger. Qu’ils savent contourner et éviter chaque fois qu’il est imminent. L’irréparable ne doit pas être Tunisien. Osons espérer que les prochaines élections ne nous démentirons pas ?