Curieuse élection présidentielle anticipée ! Les insultes, les calomnies en tout genre via les réseaux sociaux, cette armada des temps nouveaux, les mensonges les plus fous, les vociférations nauséabondes tenaient lieu de programme.
Feu à volonté sur qui ose défier l’establishment et sortir des rangs. A ce jeu de massacre, peu de candidats à la présidentielle parmi les plus écorchés vifs ne se sont pas rabaissés plus bas que bas. On a assisté à une véritable entreprise de démolition quand il fallait au contraire profiter de ce moment de grâce pour s’inventer un bien meilleur avenir.
Climat délétère, chargé des pires menaces sur le processus démocratique, situation surréaliste où l’enthousiasme feint ou réel des candidats tranche avec l’état de délabrement du pays, miné par le déclin économique et social qui n’en finit pas d’en finir.
Que signifie et que pouvons-nous espérer de ce vaudeville, ce débat – qui n’en est pas un – initié par la chaîne nationale et retransmis, simultanément, par l’ensemble des médias ? Il n’a pas eu plus d’effet qu’un moulin à vent. Ni débat d’idées, ni confrontation de programmes, ni même grand oral. Rien qui puisse interpeller l’intelligence des Tunisiens. Circulez, il n’y a rien à comprendre. Tout le monde est autorisé à poursuivre la compétition, aucun n’est recalé même ceux qu’on verrait bien parmi les spectateurs.
Les questions à l’emporte-pièce n’auraient pas mis en difficulté le dernier de nos chômeurs – et ils ne sont pas loin du million. Elles ne pouvaient servir de test pour révéler la cohérence des propos des candidats, leur profondeur de vue, d’analyse et de discernement.
Election présidentielle aussi incertaine qu’inattendue
Au final : mention spéciale pour les tribuns. Avis favorable pour les prétendants dont on devine qu’ils sont parés de vertus et de valeurs morales, ce qui n’est pas peu par les temps qui courent. Les autres auraient mieux fait de se présenter devant d’autres jurys pour d’autres causes hors du champ politique.
Occasion pourtant inédite pour faire de cette manifestation moins une tribune libre pour candidats en quête de voix, qu’un grand moment de vérité pour prévenir les candidatures fantaisistes, farfelues et de façade. Avec pour principal enjeu : redorer le blason de la fonction présidentielle. Au lieu de quoi, on a assisté à une mise en scène grotesque qui loin de nous éclairer, n’a pas peu contribué à entretenir le doute et la confusion.
Huit ans de délinquance et de déliquescence politiques
Veillée d’armes à quelques heures du scrutin et grandes manœuvres. Les retraits et les désistements au profit de tel ou tel autre candidat ? Trop peu et trop tard pour faire bouger les lignes et changer le cours des choses. On ne sait si ce geste grandit leurs auteurs ou s’il écorche leur crédibilité en déposant les armes et en se retirant de la compétition avant le verdict des urnes. C’est un aveu d’échec que d’avoir présumé de ses forces. Il aurait mieux valu s’abstenir plus tôt.
Au terme de huit ans de délinquance et de déliquescence politiques, le pays est fatigué, lassé, désenchanté, saigné à blanc par l’inconsistance et l’incurie de ses dirigeants et de sa classe politique. Les échecs récurrents des différents gouvernements qui se sont succédé l’ont abîmé, dégradé, déclassé, rabaissé au rang de pays spéculatif, à haut risque. L’échec est d’autant plus cuisant qu’il tranche avec l’immense promesse du printemps démocratique tunisien.
Evanouis l’aube et la lueur d’espoir de la démocratie ? La réponse est moins tranchée qu’il n’y paraît. Il n’empêche, le spectre du crépuscule des libertés et de la démocratie n’est jamais loin. Pourtant, il n’y a aucune fatalité que l’histoire s’écrive à rebours, n’en déplaise aux nostalgiques et aux tenants de l’ordre ancien sous de nouveaux apparats.
Le choc de la démocratie retrouvée a davantage ébranlé l’économie qu’il ne l’avait libérée. Sans doute à cause de l’explosion des libertés qui confine au désordre et au chaos. L’éclipse de l’Etat, submergé qu’il était par la déferlante révolutionnaire et l’absence de manifestation de son autorité ont fait le reste.
L’élection présidentielle a mis à nu l’absence d’un leadership affirmé et incontesté
Les gouvernements issus des élections de 2014 n’ont guère fait mieux que les précédents. Et à bien des égards, ils ont même endommagé davantage le tissu économique, social, politique et moral. On ne compte plus le nombre de fractures, de déchirures et de ruptures entre le pays réel qui souffre et le pays légal qui exulte.
A qui la faute ? Qui en est responsable ? Sans doute faut-il remonter aux élections législatives et présidentielles de 2014 pour identifier l’origine du mal.
Acte I : Feu le Président Béji Caïd Essebsi, auréolé de son double et fracassant succès électoral, nomme contre toute attente Habib Essid, un indépendant, à la tête du gouvernement – au risque de heurter les cadres dirigeants de son propre parti Nidaa Tounes. C’est un euphémisme que de dire que chacun d’eux à sa manière convoitait le poste. Leur incompréhension, leur désaccord à peine voilé furent bien réels. Il leur a confisqué leur victoire. Les gagnants ne sont plus ceux qui ont mené campagne pour triompher de leurs adversaires.
Ennahdha, qui venait d’être évincé du pouvoir, l’a de nouveau réintégré sous la houlette d’un chef de gouvernement sans coloration politique. Elle ne pouvait espérer meilleur scénario. Un vent de révolte secoue alors Nida Tounes. La rébellion s’installe et se propage, aidée en cela par l’attitude de Hafedh Caïd Essebsi qui avait la main haute sur le parti. Fort du soutien du père, il a verrouillé toutes les issues et coupé la voie à ses détracteurs.
Présidentielle 2019 : cinq candidats estampillés Nidaa
Nidaa Tounes ne pouvait résister à de telles tensions et a fini par imploser, frappé pour ainsi dire d’euthanasie précoce. Crise politique au sein du parti, crise surtout de leadership. Mutinerie à bord. Les alliés d’hier sous une même bannière sont devenus les pires ennemis. Nidaa Tounes se désagrège et éclate en plusieurs partis dont on retrouve les chefs sur la ligne de départ des élections présidentielles anticipées de septembre 2019. Pas moins de 5 candidats que rien n’oppose si ce n’est la manifestation de leurs ego ! Mieux, la fragmentation de ce qui fut le premier parti de la deuxième République a provoqué un puissant appel d’air favorisant l’émergence de nouvelles formations politiques pour occuper l’espace laissé vacant par Nidaa Tounes qui poursuit sa lente agonie.
Sorties des entrailles de Nidaa, construites en toute hâte sur sa dépouille. Il manquait à ces formations l’essentiel : un leadership affirmé et incontesté pour pouvoir décoller et s’imposer dans le paysage politique national plus instable et émietté que jamais. Elles évoluent dans un segment politique réduit avec une offre similaire qui ne convainc plus grand monde.
Présidentielle 2019 : les adeptes des circuits informels et parallèles de la politique
La politique a certes horreur du vide, sauf que les nouveaux venus sur un marché encombré ne pouvaient se prévaloir d’une offre en cohérence avec la demande, exacerbée par la volatilité et l’incapacité des politiques. Il manquait à cette offre l’allant, la sincérité, la détermination, la conviction et les valeurs morales essentielles pour rallier à sa cause des militants et sympathisants échaudés par les expériences passées, victimes expiatoires d’un système politique aux contours mal définis. Dont on discerne mal les centres de décision en l’absence de véritables institutions républicaines.
Comment dès lors rassembler toute cette galaxie qui gravite au centre de l’espace politique sous le même toit de la maison Tunisie ? De son temps, BCE pouvait, au début de son mandat, incarner ce leadership avant de tomber pour les raisons que l’on sait dans la trappe de l’Histoire en voulant à tout prix imposer son fils à la tête de sa défunte formation politique.
Campagne présidentielle 2019 : une famille centriste désorientée
Acte II : Ni Mohsen Marzouk, à la tête de Machrou3, brillant orateur et jeune loup de la politique, ni Mehdi Jomaa, patron d’El Badil qui se prévaut de son expérience à la tête du gouvernement de technocrates, ni Saïd Aidi embarqué dans une entreprise politique, Beni Watani, sans rapport avec ses brillantes qualités de manager. Ni Selma Elloumi Rekik, adepte de croissance externe, engagée tardivement dans une entreprise politique de fusion-acquisition, ni même Youssef Chahed – à la tête de Tahya Tounes -, empêtré dans l’éternel conflit qui l’oppose à son ancien parti Nidaa Tounes, n’ont réussi à affirmer leur leadership au-delà de leur propre périmètre partisan.
Et plutôt que de fédérer, cette famille centriste, cette mosaïque de groupuscules en attente d’un nouveau messie, complètement désorientés, ne sachant à quel saint se vouer, les ténors de l’ancien Nidaa ont participé à son éparpillement. Ils ont multiplié en les aggravant les lignes de fracture. Ils ont même ravivé les ressentiments des uns à l’égard des autres.
Election présidentielle : la périphérie contre le centre
Ces derniers ne sont pas pourtant si différents. Même génération, même cursus et hélas une même ambition. Elle se résume ainsi : être le premier dans un deux-pièces de la politique sous forme d’un minuscule parti. Plutôt que le second dans une grande formation à vocation nationale capable de faire bouger les lignes. Mais aussi de peser sur le cours des choses et prendre en charge la destinée du pays. Cette rivalité entre égaux a fini par provoquer de véritables guerres des ego. Qui profite aux fondamentalistes religieux, aux populistes, aux démagogues, aux anti-système et aux adeptes des circuits informels et parallèles de la politique. Ceux toujours prompts à évoluer à la marge dans les espaces désertés, en jachère pour ainsi dire, par les formations, et les partis conventionnels opposition comprise.
Ils occupent méthodiquement la périphérie du centre de la politique et surfent sur la vague des frustrations des populations exclues du banquet national, en grande difficulté, à la limite du dénuement.
Ils triomphent aujourd’hui de leurs adversaires politiques patentés qui viennent d’essuyer leur plus grand revers. La sanction est sans appel pour les naufragés d’un pouvoir à bout de souffle déjà en fin de cycle à moins d’une décennie. C’est la revanche des déçus et des victimes d’un système politique. Celui-ci est plus apte à produire la pauvreté, la misère, le chômage et les inégalités que de créer la richesse. Ils viennent d’agiter avec force le chiffon rouge en guise d’avertissement. Cette mise en garde n’est pas de trop, elle pourrait peut-être nous préserver des drapeaux noirs si on n’y prenait garde.
Pourquoi une telle faillite politique ?
Elle n’a d’égale que l’étendue de l’échec économique et la gravité de la crise sociale et morale ? Qu’est-ce qui a manqué à la classe politique et aux dirigeants du moment ? Ceux pour qui l’humilité n’a jamais été une seconde nature ?
Ils se sont coupés du pays réel, qu’ils ont laissé à la dérive, livré à son propre sort. Ils ont été insuffisamment attentifs à ses doléances, à ses difficultés et à ses souffrances. Leur manque de maturité, de discernement, de vision lointaine et d’humanité était flagrant. Le temps court de la politique spectacle a été préféré au temps long des réformes, de l’effort, d’un discours juste et courageux.
L’absence de leadership s’est fait cruellement sentir. Celui-ci se construit intelligemment sur la durée. Il faut du temps et beaucoup de détermination pour s’imposer auprès des siens et creuser l’écart avec ses rivaux. Pour pouvoir entraîner, fédérer, mobiliser. On ne vit hélas émerger aucun chef de file ni dans l’opposition ni au sein de la coalition gouvernementale. Ils n’ont pu se mettre à l’écoute du peuple de Tunisie. Et moins encore dialoguer avec lui et lui venir en aide en l’associant à l’œuvre de développement.
Un vote sanction, de protestation et de défiance
C’est le rôle de l’Etat et de celui qui l’incarne. On mesure aujourd’hui à l’étendue de ce vote sanction, de protestation et de défiance, les effets ravageurs d’un tel déficit d’Etat et de leadership. On est à peine surpris d’une telle débâcle. Elle était écrite quelque part dans une chronique d’un échec annoncé. Qui tourne aujourd’hui au désastre et à un véritable tsunami politique. Il a emporté tout le système qu’on savait très fragilisé. Les tiers partis, ces baronnies de la politique politicienne en assument l’entière responsabilité.
En réalité, on comprend mal aujourd’hui la course effrénée à la présidentielle des jeunes quadras. Alors que la fonction qu’ils convoitent convient mal à leur âge et à leur posture. On les imagine mieux dans le mouvement, et dans l’action gouvernementale. Et beaucoup moins dans le rôle de retraité de la politique. Fût-ce à la tête de l’Etat dans un régime parlementaire avec des attributions honorifiques, réduites à leur plus simple expression. BCE aura été le dernier président de la République à avoir exercé les attributions qui furent les siennes. Mais que ne lui reconnaît pas la Constitution jusqu’au jour où il fut brutalement rappelé à l’ordre. Ce qui l’obligea à se murer dans le silence toute colère bue. Il a fini moins bien son règne qu’il ne l’avait inauguré. A méditer.
Le centre rêve de paix, de progrès et de prospérité
Le pays on le sait, aspire de tout temps à être gouverné au centre. Or le drame aujourd’hui est que la famille centriste n’a jamais été aussi divisée et aussi éclatée. Prendre dans ces conditions le risque de la disloquer davantage, en prétendant l’incarner. Ainsi que de briser, de fracturer le socle sur lequel est bâti le centre. Celui qui rêve de paix, de progrès et de modernité pour courir derrière l’illusion du Palais de Carthage. Ce risque ne sert pas les intérêts politiques des postulants qui viennent d’essuyer une sévère défaite proche de la correction. Il eût mieux valu dépenser toute cette débauche d’énergie pour une meilleure représentativité dans l’hémicycle. En investissant les régions et en se mettant à leur écoute. L’ARP rassemble, elle constitue un puissant levier pour fédérer et unir les membres d’une même famille politique qui ont en commun une même vision du monde, un même projet de société et un programme de gouvernement similaire. La bataille des présidentielles sépare, divise et va même jusqu’à insulter l’avenir.
Les désistements de dernière minute n’auront pas servi à grand-chose. Si ce n’est qu’à jeter le trouble sur leurs propres auteurs. Ceux-ci auront surestimé leur force avant de se jeter dans la bataille. Il n’y a pas pire faute que d’avoir une ambition plus grande que ses propres capacités.
Au final, les urnes ont rendu leur verdict accablant pour la classe politique et le gouvernement. De fait sans réelle surprise au vu des bilans des uns et des autres. Au final, ce sera Kais Saïed et Nabil Karoui qui seront au second tour, le peuple en a décidé ainsi. C’est son droit. Et c’est déjà une immense avancée… démocratique.