Le scrutin électoral semble avoir été marqué par le triomphe de l’anti-système. Kerim Bouzouita, anthropologue, dresse un état des lieux de ce phénomène.
leconomistemaghrebin.com: l’avènement de l’anti-système marque les esprits, va-t-il perdurer selon vous?
Kerim Bouzouita : D’abord entendons-nous bien sur ce qu’est le « système » ou plus explicitement l’establishment. L’Establishment est l’ensemble des institutions, des lois et des réseaux qui exercent une forme de pourvoir sur le « peuple ». Le peuple est ainsi réduit aux individus sur lesquels s’exerce le pouvoir.
A notre échelle nationale, l’Establishment est l’État, les médias, les partis politiques, les barons de l’économie formelle et informelle, etc. Dans ce sens, les deux candidats finalistes du second tour sont les enfants légitimes de l’Establishment. L’un comme l’autre n’évoluent pas en dehors du système.
Mais ils sont des acteurs du système. L’un comme enseignant qui a fait le gros sa carrière dans des universités, sous la dictature. Sans jamais s’opposer à l’État voyou qui lui versait son salaire. Puis il doit sa notoriété aux médias du système. L’autre est un acteur direct et indirect de la vie politique et médiatique du pays depuis plus de 15 ans.
Le monde est en train de changer à grande vitesse. Le modèle classique est-il définitivement révolu? C’est l’avènement de l’anti-système. Qu’en pensez-vous?
Bien au contraire, le Monde est bien le même depuis un siècle. Dans le sens où ce sont toujours les grandes puissances qui exploitent les pays sous-développés. Et toujours ceux qui détiennent les capitaux qui exploitent les autres strates de la société. La seule différence est une concentration inédite de richesses dans les mains d’une poignée de privilégiée sur notre planète. De l’autre côté du miroir, il y a de plus en plus d’indigents et la pauvreté bat des records. Ceci est le vrai « système ». L’ordre économique mondial joue depuis un siècle pour les plus riches, les plus forts et écrase les couches moyennes et les couches populaires. Et le paradoxe dans tout cela, c’est que les nouveaux leaders mondiaux, des gens comme Macron, Trump qui se proposent une alternative au « système » qui fabrique les injustices sociales, sont les représentants et les avocats de ce même système.
L’économie politique nous offre des éléments de réponse flagrants : lorsqu’on sait que le conglomérat des médias et de l’armement, qui appartiennent à une poignée de familles dans le Monde, finance les campagnes électorales de « l’anti-système », il devient facile d’admettre que tout cela est de la politique spectacle. Le système n’a jamais été aussi puissant et l’exploitation de l’Homme par l’Homme n’a jamais été aussi féroce.
Bien entendu, les méthodes ont évolué: nous sommes passés des sociétés disciplinaires qui punissent et marginalisent ceux qui s’opposent à l’ordre dominant des choses, aux sociétés de contrôle. Bien au contraire, c’est le comportement conforme aux besoins du système qui sont renforcés par des mécanismes d’encouragement. Le conformisme n’a jamais été aussi insidieux parce qu’il se cache sous un costume de dissidence et derrière un masque de diversité.
Pour le cas de la Tunisie, comment cela va-t-il évoluer concrètement selon vous?
La Tunisie n’est pas un territoire isolé sur une planète éloignée. La Tunisie est un morceau de ce que nous appelons « le Monde. » Elle est soumise par le jeu de la globalisation à toutes les règles de l’ordre économique et politique mondial.
Bien-sur, une partie des problèmes socio-économiques tunisiens ont des solutions locales. Corruption, mauvaise gouvernance des entreprises publiques, transferts sociaux en panne, ascenseur social à l’arrêt…
Cependant, d’autres problèmes sont globaux et ne peuvent trouver des solutions que par la sagesse et la solidarité transnationales : transition énergétique, économie solidaire, écologie. Mais cela ne se fera que par l’émergence de consciences supranationales qui exigeront une alternative réaliste au capitalisme féroce et aux sociétés du spectacle et de la consommation.