Kaïs Saïed vient d’être élu président de la République tunisienne. On ne peut qu’en prendre acte. Il ne s’agit plus de tenter de faire parler un candidat réticent à prendre la parole pour s’expliquer et clarifier ses intentions. Il semble que sa stratégie du « flou artistique », la pire des attitudes politiques, a finalement porté.
En Tunisie, les rhétoriques de campagne électorale sont bien derrière nous. Mais, rien ne permet de comprendre les vraies ambitions du nouveau chef de l’État, à part qu’il veut donner l’impression de disposer de recettes magiques !
A présent, il est appelé à dépasser les péripéties d’une campagne électorale. Celle-ci n’a que le nom, pour nous dévoiler sans ambiguïté ce qu’il compte faire au cours de son mandat.
Maintenant qu’il est le Président de tous les Tunisiens, comme on dit, on peut se permettre de lui exprimer nos préoccupations et nos interrogations. Il y a des considérations de forme et de fond qu’on se doit de soulever.
Un phonème hors du temps!
En écoutant Kaïs Saïed, on a l’impression d’entendre un phonème venant du passé. Un phénomène hors du temps, celle de « La Voix des Arabes ou Sawt al arab » qui émettait du Caire depuis juillet 1953.
Le journaliste égyptien Ahmed Saïd, célèbre pour ses bulletins radio polémiques s’attaquait à l’époque au régime tunisien quotidiennement. Il acheva sa carrière lamentablement en annonçant par inconstance la défaite d’Israël dans la guerre des Six-Jours en 1967.
On retrouve la même intonation saccadée, véhémente qui résonne dans nos oreilles, recourant à un lyrisme suranné et des métaphores impénétrables.
Comme candidat, on pourrait en rire de ce remake assez cocasse, arc-bouté sur la vacuité du discours avec des formules ampoulées et prétentieuses.
Cependant, en tant que Président de la République, on ne peut que souhaiter l’interruption de ces euphémismes. Ces dernier témoignent d’une élasticité des concepts pas toujours aisé à décoder.
Qu’il cesse de s’affubler du costume de démiurge du discours dans une langue arabe « trop châtiée », usant d’habiles litotes pour contourner les écueils d’une communication floue et ambiguë destinée à un auditoire diffus. Qu’il nous épargne ces ambages, ce méli-mélo, ces allusions, ces demi-mots, ces contenus latents, ces sens cachés, ces sous-entendus…
Venons à présent aux questions de fond. D’après l’article 77 de la Constitution : « En Tunisie, le Président de la République détermine les politiques générales dans les domaines de la défense, des relations étrangères et de la sécurité nationale relatives à la protection de l’État et du territoire national des menaces intérieures et extérieures, et ce, après consultation du Chef du Gouvernement. Il préside le Conseil de la sécurité nationale et assure le haut commandement des forces armées ».
Il ne s’agit pas de faire un discours, mais de démontrer qu’il assumera ses prérogatives sans interférences ni influences occultes. En fait, les nominations qui seront effectuées dévoileront ce que le discours s’évertue à dissimuler.
Le défis du président
Le premier test concernera la désignation d’un ministre de la Défense capable de préserver l’Armée Nationale de toute tentative de noyautage.
Rappelons notamment qu’une députée et ex-présidente de la commission parlementaire d’enquête sur les réseaux de recrutement et de transfert des jihadistes tunisiens vers les foyers de guerre, avait précisé qu’en 2012 et 2013, « certaines forces politiques ont commencé à infiltrer l’armée tunisienne. Cette tentative a intéressé aussi bien le niveau du haut commandement, que les officiers de grade intermédiaire, qu’au niveau de la base, c’est-à-dire les simples soldats, par l’infiltration d’éléments douteux ».
La désignation du ministre des Affaires étrangères indiquera parfaitement les orientations que le chef de l’État entend donner à la diplomatie tunisienne.
Quant à la nomination du Mufti de la République tunisienne, elle dévoilera la tendance obscurantiste ou éclairée qu’il envisage amorcer.
Il faut convenir que beaucoup d’incertitudes entourent la ligne de conduite du nouveau chef de l’État. Est-ce que, dans le monde tel qu’il est aujourd’hui, avec les difficultés et les contraintes que nous connaissons, nous pouvons nous permettre d’être sur des idées des années 1960-70 ? Il n’est pas souhaitable que la Tunisie aille à contre-temps avec une vision aussi archaïque.
Toutefois, malgré tous les mystères qui entourent la ligne de conduite et l’approche floue du nouveau locataire du Palais de Carthage, ayons un préjugé favorable durant les cent premiers jours après son intronisation.
Conservatisme réactionnaire
Ne faisons pas de procès d’intention et jugeons sur pièces. Il faut laisser le temps au temps pour vérifier que plus de trois millions d’électeurs avaient raison de voter pour cette personnalité énigmatique. Entre-temps, ils peuvent faire la fête quand tout pourrait s’écrouler.
Il semble qu’une « révolution conservatrice » teintée de populisme se profile en Tunisie, comme la forme d’une alternative à l’approche moderniste et progressiste. La formule de « révolution conservatrice » désignait le mouvement protéiforme. Elle souhaitait une rupture totale avec l’héritage des Lumières, au profit d’idées puisées chez les utopistes, en Allemagne, entre 1918 et 1933.
Actuellement, en Tunisie, c’est un fourre-tout foisonnant qui inclut tout et le contraire de tout. Ce conservatisme réactionnaire risque d’étendre ses tentacules pour atteindre le modèle social tunisien dans son essence. Il risque de permettre à l’islamisme de poursuivre son travail de sape et de démantèlement de l’État séculier.