Le nouveau président de la République tunisienne est un constitutionnaliste et donc un juriste. Depuis son irruption dans la vie publique, il a su mettre en valeur son savoir-faire en matière de lecture et d’interprétation de la constitution de la nouvelle République.
Son crédo, suivant lequel la révolution et l’esprit de la constitution ont été trahis, a contribué à son succès. Or il est intéressant de remarquer ici qu’il s’inscrit dans une certaine tradition présidentielle : la référence même à la notion de constitution est au cœur de l’histoire contemporaine de la Tunisie. De Bourguiba le destourien à Saïed le constitutionnaliste, en passant par Ben Ali le fondateur du « Rassemblement constitutionnel démocratique ».
La constitution joue il est vrai sans aucun doute une fonction intégrative et symbolique qui contribue à définir et structurer l’identité collective/nationale. La question qui se pose plus largement réside dans la relation d’un chef d’Etat avec le droit de son Etat.
Respecter l’Etat de droit
Le nouveau président sera jaugé quant à sa volonté de conserver ou au contraire modifier voire révolutionner l’Etat du/de droit. Cette variable est importante pour une démocratie naissante.
La notion d’État de droit conçue comme une (auto) limitation de l’État par le droit. La dimension libérale de cette théorie de l’État née à la fin du XIXe vise, en effet, l’excès de pouvoir plutôt que le pouvoir.
L’État de droit ne se résume plus à un simple agencement hiérarchisé des normes juridiques– et (donc) le principe de légalité–, sans prise en compte du contenu même de ces normes.
L’idée d’État de droit est « la traduction juridique de l’idée de primauté éthique de l’individu vis-à-vis du pouvoir : l’État n’est légitime que dans la mesure où il contribue à l’épanouissement de l’individu. En d’autres termes, l’État de droit est la forme juridique revêtue par les sociétés modernes individualistes et libérales » (O. Beaud).
Ce n’est pas l’état de n’importe quel droit
L’État de droit n’est pas « l’État de n’importe quel droit », mais d’un droit sous-tendu par un ensemble de valeurs, de principes bénéficiant d’une consécration juridique assortis de mécanismes juridictionnels de garantie.
Dès lors, si tout État est un État de droit formel, tout État n’est pas un État de droit au sens matériel ou substantiel. Le contrôle de constitutionnalité des lois est ici le critère fondamental de l’État de droit… Or la Tunisie demeure encore et toujours sans Conseil constitutionnel. Un vide institutionnel qui appelle à être comblé au plus vite.
D’autant que le contrôle de constitutionnalité est censé assurer une protection contre l’arbitraire et encadrer l’exercice du pouvoir. La figure du juge est l’instrument de garantie de l’État de droit par excellence.
La protection des libertés et droits fondamentaux dépend de l’institution et de l’action d’un juge indépendant en général. Et d’un juge en particulier, qui contrebalance la loi de la majorité par le respect des droits fondamentaux.
Le juge indépendant et impartial est la clef de voûte et la condition de réalisation de l’État de droit. Car la hiérarchie des normes ne devient effective que si elle est juridictionnellement sanctionnée. Et les droits fondamentaux ne sont réellement garantis que si un juge est là pour en assurer la protection.
L’action politique par le droit
Le programme volontariste du président élu l’amènera à user des instruments juridiques constitutifs du système juridique tunisien. Jusqu’où? Le lien entre action publique et acte juridique ne cesse de se renforcer via l’évolution des mécanismes de construction et de régulation de l’agenda politique. L’inscription d’une politique publique dans l’agenda politique se traduit le plus souvent par le recours à la loi. Ce réflexe des gouvernants nourrit le phénomène d’inflation législative.
Procédé traditionnel de l’État, la réglementation connaît un processus, non seulement d’extension, au point d’en venir à couvrir l’ensemble des activités sociales, mais surtout d’approfondissement. Une vision du droit apparaît avec l’État providence : un droit « interventionniste » (N. Luhmann, 2011), conçu comme un instrument d’action aux mains de l’État, mis au service de la réalisation de politiques publiques. Et tendant, non plus à encadrer les comportements, mais à atteindre certains objectifs et à produire certains effets économiques et sociaux.
Le recours à la réglementation permet de traduire les politiques décidées dans tous les domaines de la vie sociale en mesures juridiquement obligatoires. L’ordre de l’État n’est autre qu’une mise en ordre de la société. L’État s’immisce ainsi dans les relations juridiques entre les particuliers. Ainsi, il certifie la validité des actes privés, garantit les contrats, il réglemente ou régule les marchés économiques, etc.
Si l’ordre juridique étatique est censé assurer la paix sociale, prévenir l’anarchie et l’arbitraire, le développement de cet État producteur du droit charrie aussi un risque d’hypertrophie de l’État. Son action tendant à contrôler trop strictement les relations sociales…