“Quant à vouloir s’imposer à ses concitoyens par la violence, c’est toujours chose odieuse même si l’on se donne pour but de réformer des abus”. (Salluste – Guerre de Jugurtha – Gallimard, 1984).
Le souffle du vent de la violence verbale et physique enflamme l’atmosphère électorale. Il continue de se propager. En effet, il révèle un dysfonctionnement fâcheux du système politique et social.
Soit que les commanditaires (ou instigateurs) de ces actes aient affiché une indifférence foncière au problème dont la violence est le révélateur; soit qu’ils aient considéré les solutions préconisées par la légalité comme inconcevables pour leur survie politique; soit enfin qu’ils aient été incapables de percevoir correctement ou d’interpréter des signaux antérieurs de nature non violente, sans agir pour éviter une exacerbation de la situation.
Inadmissible!
Au niveau individuel, ce genre de violence dissimule une fragilité ou une peur, une perception de soi négative, un sentiment d’échec…
Il est inadmissible, dans un pays qui prétend garantir dans sa Constitution les libertés, de tolérer l’agression de journalistes travaillant pour divers moyens d’information, dont la chaîne de télévision privée Elhiwar Ettounsi.
D’autres journalistes, photographes et cameramans, collaborant avec des médias étrangers ont été également la cible des forcenés à gage. On se rappelle la campagne dite « d’épuration des médias de la honte » lancée par les partisans d’Ennahdha contre les médias publics et l’Etablissement de la télévision et de la radio tunisienne en mai 2012…
Le plus singulier est de relever la publication par un magistrat d’un statut sur un réseau social appelant « à la fermeture de la chaîne El Hiwar Ettounsi pour protéger la liberté de la presse » !
Les actes de violences verbales et physiques ainsi que l’offensive, aussi bien contre l’UGTT que contre les médias libres, annoncent un retour en force des pratiques en cours dans les années 2012-2013. Et ce, avec en arrière-fond tout un plan pour la prochaine étape, dont l’intimidation serait un des éléments pour faire taire les voix indépendantes et asseoir un système totalitaire fascisant.
Utiliser la violence dans une société où les processus d’institutionnalisation des conflits sont employés tant bien que mal, témoigne d’une impatience ou/et d’une impuissance à utiliser les procédures ordinaires de négociation et de représentation. En tout état de cause, la réapparition de ce type de violence attisée de main de maître est un “signal de danger”.
Visiblement, ces agissements semblent s’inscrire dans une stratégie plus ample. Elle vise à étouffer les critiques et les contestations éventuelles, face à une situation économique et sociale insoutenable sinon explosive pour ceux qui s’apprêtent à gouverner encore.
Terrorisme « intellectuel »
Derrière toutes ces violences verbales dans les réseaux sociaux et physiques dans la rue, commises par des individus manipulés, s’embusque une violence instrumentale dans une logique de calcul et d’efficacité exercée. L’objectif est de tester le degré d’acceptation par la société tunisienne dans son ensemble d’une reconstitution du régime dictatorial.
Par ailleurs, lorsqu’on observe bien le remue-ménage actuel, on ne manque pas de surprendre la réapparition de certains personnages, très médiatisés pendant la période de la troïka. Ils traînent leurs guêtres de nouveau dans les rédactions de journaux et sur les plateaux de chaines télévisées, pour comprendre qu’il y a un travail de préparation mentale qui s’effectue actuellement.
Leur discours récurrent consiste à développer auprès des professionnels de l’information la fumeuse thèse qu’il « vaut mieux ne pas s’opposer frontalement à ce qui est considéré comme l’islam politique et à le stigmatiser, car cette approche ne fait que victimiser les représentants de cette mouvance et leur apporte plus de soutien. Il est plus habile d’être subtil et mesuré ».
Autrement dit, il faut mettre en sourdine les critiques, les analyses et les commentaires sur l’actualité nationale. Des concessions éditoriales, on passe à l’auto-censure pour éviter la censure qui représente un « terrorisme » intellectuel. De la sorte, on doit agir pour endormir la lucidité des médiatiseurs. L’information destinée au grand public serait anesthésiée de tout contenu à caractère « subversif » ! C’est ainsi que les combats contre l’arbitraire et l’obscurantisme se perdent.
Il convient de noter qu’il y eut des réactions pour dénoncer ces agressions, de la part de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica), le Syndicat national des journalistes tunisiens (Snjt), la Fédération tunisienne des directeurs de journaux (Ftdj)…
Cependant, la riposte doit être plus spectaculaire. Une simple condamnation morale de ces violences « fascisantes » demeure impalpable et inefficace. Car elle ne saisit pas la nature profonde du problème. Elle ressemble plus à un aveu d’impuissance qu’à une action véritable pour mettre fin à ces agissements criminels.
Post-fascisme à la sauce tunisienne
Nous sommes en fait confrontés à un post-fascisme à la sauce tunisienne, une conséquence de l’escamotage du soulèvement de 2010-2011 et de la faillite. Puis l’éclipse des formations progressistes comme sujet de la vie sociale et politique. Et ce, pour laisser l’espace politique à des outsiders qui accumulent autour d’eux toutes les contradictions du paysage politique tunisien.
On ne peut pas s’empêcher de saisir un rapport de parenté avec le fascisme classique. Le désistement ou le manque total de vision et d’ambition de la part des partis républicains modernistes s’est accompagné d’égoïsmes. Il s’est accompagné aussi de choix à courte vue de leurs dirigeants. Ces dernier ressemblent aux « somnambules » décrits par l’historien Christopher Clark (Flammarion, « Au fil de l’histoire »).
Ce post-fascisme teinté de tartuferie locale est par nature conservateur, voire réactionnaire et affublé d’un repli identitaire. Sa seule modernité tient à son usage efficace des techniques de communication. C’est une mauvaise réponse politique à un cri de douleur d’une partie de la Tunisie qui se replie sur elle-même. Une Tunisie qui « vient du fond des âges » et qui ne se reconnaît plus dans le monde d’aujourd’hui. Il diffuse son verbe par des pages sponsorisées et des campagnes de dénigrement plutôt, en attendant de faire défiler ses milices.
Bref, il se réduit aux pulsions conservatrices de ce que la pensée critique a défini comme la « personnalité autoritaire ». Un mélange de peur et de frustration et un manque de confiance en soi qui aboutissent à la jouissance de sa propre soumission à des personnages choisis comme chefs qui professent une utopie « orwellienne ». C’est une « révolution contre la révolution ».
Défendre les libertés menacées
La vraie riposte, face à ce qui se trame serait une mobilisation générale de toutes les forces de progrès de la société civile, des organisations nationales (UGTT, UTICA, le Syndicat national des journalistes tunisiens, la Fédération tunisienne des directeurs de journaux, l’Ordre National des Avocats de Tunisie, la Ligue tunisienne des droits de l’Homme…). Il faut stopper cette dangereuse déviation et cette marche infernale vers un régime totalitaire fascisant.
Un grand rassemblement pourrait être organisé sur l’avenue Habib Bourguiba pour démontrer la détermination des Tunisiens à rejeter le recours à la violence, pour défendre les libertés menacées et exiger que tous les actes de violence soient poursuivis par la justice, avec célérité et la rigueur la plus extrême, quel qu’en soit l’auteur ou la finalité politique.