La Tunisie est confrontée à court terme à un ordre régional déphasé, fragmenté, voire instable et imprévisible. Il est marqué par la montée des tensions et des inégalités. Elles sont susceptibles, selon l’évolution de la situation, d’aboutir à une reconfiguration de la carte régionale.
Aujourd’hui, ces nouvelles tensions affaiblissent l’ensemble de la région et la mettent en péril. Rafaa Tabib, expert en géopolitique, est également chercheur à l’Université de la Manouba. Et membre de l’Observatoire des Transformations dans le Monde Arabe (OTMA). Il nous livre une analyse exhaustive de la situation actuelle de la région et notamment pour la Tunisie.
– A propos du cas de la Libye qui semble beaucoup intéresser les grands de ce monde. La dernière visite du ministre des Affaires étrangères allemand Heiko Maas avait pour but, entre autres, le dossier libyen. Vraisemblablement, un congrès international sur la Libye sera organisé en novembre à Berlin. La communauté internationale est divisée sur ce dossier. Nous avons également l’impression que la Tunisie est « ignorée » dans les tractations, qu’en pensez-vous?
Rafaa Tabib: il faut également mentionner la visite de Khaled Mechri, président du Conseil supérieur de l’Etat libyen en Tunisie. Pour ceux qui ne le connaissent pas, il est connu pour sa position radicale en Libye.
Mais qu’il soit reçu comme une personnalité de premier plan par le président fraîchement élu en Tunisie, cela interpelle. Quel est en fait l’intérêt de cette rencontre? Alors que c’est quelqu’un qui représente l’aile qui est en train de perdre dans la guerre en Libye.
Des intérêts allemands indéniables pour la Tunisie
Pour revenir à l’Allemagne, aujourd’hui deux questions essentielles l’intéressent.
1/ Les investissements: vu que l’Allemagne s’intéresse de près à la restauration de tout le système électrique. D’ailleurs, il y a même un projet de train qui sera réalisé par l’Allemagne.
2/ La question migratoire: l’Italie n’est qu’un pays de transition. Car la plupart des migrants clandestins ne souhaitent pas s’y installer. Ils visent tous l’Allemagne ou la Grande Bretagne. Seules capables, selon eux, de leur offrir une meilleure vie. Et puis l’autre élément essentiel: la position de la Tunisie à propos de l’implantation de camps de rétention de migrants.
C’est un point essentiel que la chancelière allemande Angela Merkel n’a pas manqué de remettre sur le tapis. Il est clair que la Tunisie a perdu son aura d’antan. Lorsqu’elle parlait d’une seule voix. Lorsqu’elle était capable de s’imposer en frappant sur la table. Et ce, dès qu’il s’agissait des intérêts supérieurs de la nation.
Malheureusement, on remarque que certains pays se comportent avec nous comme en pays conquis. Comme la France et l’Allemagne, essentiellement les pays bailleurs de fonds de la Tunisie.
900.000 migrants bloqués en Libye
On n’est pas sans savoir qu’il y a en Libye entre 800.000 et 900.000 migrants qui sont bloqués. Ce qui explique la très grande pression de la part des organisations humanitaires. Afin de trouver des solutions le plus rapidement possible.
Mais quel est aujourd’hui le pays capable de les recevoir, tout en respectant les droits humanitaires? La réponse est claire: il s’agit bien évidemment de la Tunisie. Je pense que si la Tunisie s’y refuse, l’épée de Damoclès de la dette à honorer dès 2020 sera brandie. Qui nous fera plier.
– Pour rebondir sur la question de la dette, l’ex-ministre de la Défense nationale Abdelkarim Zbidi est allé jusqu’à dire que chaque nouveau-né aura à payer 9000 dinars. Qu’en pensez-vous?
La dette tunisienne est inacceptable
Il y a des dettes qui sont acceptables. Si vous prenez des crédits auprès de la banque pour financer un projet, c’est bien. Mais si vous prenez un crédit pour votre luxe ou pour votre confort c’est inacceptable.
Pour le cas de la Tunisie, c’est plus grave encore. Car on ne sait toujours pas où est passé l’argent emprunté. De plus, sans culture du travail- essentielle pour remonter la pente- comment va-t-on financer le remboursement de cette dette?
– Comment expliquer ce laxisme, ce relâchement qui n’existait pas auparavant?
Pour remettre la valeur travail au goût du jour, il faut d’abord savoir motiver les travailleurs. Or, ces derniers ont la ferme conviction d’être sous-payés. De servir de bouc émissaire toutes les fois que le fisc impose un tour de vis. Faute de pouvoir aller chercher l’argent là où il est réellement. Chez les champions de l’évasion fiscale du marché informel. Chez les privilégiés du système obsolète forfaitaire et j’en passe…
– Tout le monde semble se contenter d’avancer des diagnostics. Mais les solutions peinent à voir le jour. Avec le prochain gouvernement tout est dans le flou. A quel saint devrons-nous nous vouer pour espérer sortir la tête de l’eau?
Dire que nous ne sommes pas optimistes, n’est qu’un euphémisme. Quand tout autour de nous s’effondre. Alors qu’il s’agit de pays qui ont de gros moyens. Tels l’Algérie ou la Libye. Pour le cas de la Tunisie, on ne cesse de nous dire qu’il y a des réformes urgentes à faire. Ces réformes ont un coût. Comment peut-on parler d’investissements avec un tel poids de la dette? Sans parler de la masse salariale qui ne fait qu’enfler?
Il faut un régime fort mais aussi des moyens
Et pour y parvenir, il faut un régime fort ayant les moyens. Et ce, à travers un accord populaire le plus large possible autour de ce projet. Mais cette situation n’est pas celle que nous vivons aujourd’hui. Notre pays est divisé sur toutes les questions, même sur l’idéologie. Aujourd’hui, les Occidentaux commencent à se désintéresser complètement de notre pays. Parce qu’ils ne voient qu’une seule chose: l’argent que nous dilapidons. Où sont les véritables acteurs de la société qui vont sauver le pays? Ce ne sont certainement pas ces jeunes facebookers. Ou ces idéologues de la 25e heure qui vont venir à la rescousse du pays. Un pays en faillite. L’Ugtt et l’Utica, qui ont leur poids dans ce pays, se contentent de tirer la sonnette d’alarme. Quand dans un pays on se permet de s’attaquer à l’armée nationale à travers des dizaines de pages sur les réseaux sociaux; on ne peut s’empêcher de s’interroger. Où allons-nous à ce train là?
– Qui est derrière ces pages?
Leur projet c’est affaiblir l’Etat et le préparer à accepter l’inacceptable.
– C’est à dire?
On veut nous imposer leurs diktats. Mais si vous croyez que la Tunisie intéresse stratégiquement certains pays pour ses propres capacités, on se trompe. La Tunisie intéresse les puissances étrangères par sa situation géopolitique de proximité. Car ce qui les intéresse ne sont autres que l’Algérie et la Libye.
Quand on sait que le projet de reconstruction de la Libye est estimé à 270 milliards de dollars. C’est le chiffre qu’a annoncé la Banque mondiale. D’ailleurs, c’est le même chiffre que donnait aussi Marouane Abassi, le gouverneur de la Banque centrale. Il y aura une course effrénée pour rafler ce pactole.
Le gaz algérien au cœur des enjeux
Et si on revient au projet de l’acheminement du gaz qatari vers l’Europe via la Syrie, l’Arabie Saoudite et la Turquie censé supplanter le gaz algérien, ce projet est tombé à l’eau.
Mais, il y a d’autres pays qui sont en train de se préparer. Pour canaliser le gaz qui a été découvert en offshore à Zhor en Egypte, au sud de la Crète, au sud de Chypre, dans le littoral de la Palestine occupée, au Liban et en Syrie. Cela dit, pour avoir plus de possibilité de remplacer le gaz algérien. Ainsi, leur stratégie est que l’Algérie ne soit plus en mesure d’exporter le gaz. Ce qui conduit à des situations de troubles et une insécurité endémique dans le Sahara algérien.
Si on s’intéresse un peu à tout cet échiquier là, on comprend que l’Algérie est maintenant dans la ligne de mire. Ainsi que la Libye bien qu’à géométrie variable. Et pour la Tunisie, elle ne peut être que le front mou. A partir duquel certaines ingérences sont possibles.
Je reviens sur ce qui s’est passé en 2011. Nous n’avions aucun choix. C’était ou on laisse passer les armes vers la Libye, ou c’est la Tunisie qui serait entrée en guerre. Je pense qu’il est nécessaire de réfléchir non seulement à la situation géopolitique qui est très complexe. Mais aussi d’étudier, à travers des échelles différentes, la question des rapports de l’actuel Etat tunisien avec son environnement.