Exception tunisienne dites-vous ? Le fait est qu’au pays des paradoxes, plus rien ne surprend et n’étonne. C’est à n’y rien comprendre.
C’est même à se demander pourquoi organiser des élections législatives dont le coût exorbitant nous prive de 4 ou 5 CHU – centres hospitalo-universitaires -, de quelques centaines d’écoles et de lycées dignes de leur temps, ou de construire des milliers de logements sociaux qui respirent un air de décence…
A quoi servent ces élections si c’est pour se perdre, en définitive, en conjectures, et de se retrouver dans l’incapacité de former un gouvernement dont on ignore qui en sera le chef? Des législatives à grands frais, à quoi bon dans un pays miné par l’austérité, si c’est pour nous enfoncer davantage dans les abîmes de la récession économique et des conflits sociaux?
Aucune des formations politiques qui rivalisent de fanfaronnades et de prétentions n’est à même de présenter un candidat à la présidence du gouvernement qui trouve le moindre crédit auprès de l’opinion et jusqu’à ses propres alliés. On en est là aujourd’hui.
Les élections législatives de 2019 ont mis à nu les tares et les contradictions du système politique post-révolution fondé sur tout un faisceau de malentendus et de néfastes arrière-pensées sans véritable filiation démocratique.
Résultat des courses
Au fil du temps, à mesure que s’estompent les velléités hégémoniques des principaux architectes du mode de scrutin électoral, chaque nouvelle échéance électorale brouille davantage les cartes, ajoute la confusion à la confusion et bientôt la crise à la crise.
Ennahdha, qui arrive en tête avec 52 sièges, ne peut – ou ne veut – désigner un des siens pour présider le prochain gouvernement comme le stipule la Constitution. Ses alliés – sans compter ses dissensions internes – s’y opposent et lui dénient ce à quoi il a droit constitutionnellement. Cohérence politique oblige.
Ennahdha ne peut, à cet égard, s’exonérer ni se défaire du lourd handicap du bilan gouvernemental de ces huit dernières années. Il gouvernait quand même il ne régnait pas. L’échec est patent. Et cela pèse lourdement sur la balance. On ne reconduit pas une équipe qui perd quel que soit le motif qu’elle invoque, sauf à se déconsidérer soi-même.
Du coup, les alliés politiques réels ou potentiels, souvent à la fibre très politique en appellent par souci de cohérence soit à la formation d’un gouvernement d’union nationale, de salut national – au regard de la gravité de la situation économique et financière -, à un gouvernement de technocrates et jusqu’à un gouvernement mâtiné d’une majorité présidentielle. C’est à n’y rien comprendre de ce capharnaüm politique ni des récentes législatives qui révèlent la vacuité de ces élections.
C’est à désespérer de notre démocratie, servie par un code électoral, conçu à dessein par ceux-là mêmes qui en font aujourd’hui les frais et font payer le prix fort au pays déjà exsangue, atteint qu’il est dans ses principaux ressorts de croissance.
La campagne électorale engagée bien avant la lettre, longtemps en avance, a achevé de le mettre à genoux et de le saigner à blanc. En le condamnant à l’immobilisme et en le détournant de ses vrais problèmes économiques, sociaux et financiers.
Le débat, si débat il y a eu, était pollué par le jeu stérile et souvent puéril de la politique politicienne au prix d’énormes dégâts collatéraux. Tout y passait et qu’importe la forme et la manière : jeu pervers d’influence, stratégie à haut risque de conquête de voix et de territoires électoraux, guerre de mouvement et de positionnement…
Un seul mot d’ordre : éliminer – en mettant hors jeu, sinon hors liberté – l’adversaire. Faire taire d’une manière ou d’une autre les récalcitrants parmi la société civile. Et pour couronner le tout, semer à tout vent les vraies fausses promesses et les fausses vraies illusions. La fuite en avant, les effets d’annonce, d’affichage, d’enfumage même tenaient presque lieu de politique gouvernementale. On ne s’étonne plus que les dirigeants d’hier se fassent rattraper aujourd’hui par l’avalanche de problèmes accumulés et largement occultés.
Auxquels sera confronté le prochain gouvernement. Si tant est qu’il soit formé pour nous éviter de nouvelles élections anticipées qui sonneront le glas de l’économie nationale déjà bien en peine.
La croissance, faute de confiance et d’un environnement approprié, ne décolle pas. Contrairement aux prévisions, elle est au plus bas à moins de 1.4%. Et pour cause : l’investissement est en berne et poursuit sa chute tout comme les exportations de produits manufacturés, autrefois notre fer de lance. La demande globale – et donc la croissance – est tout aussi freinée par la contraction de la consommation de produits locaux sous l’effet de l’inflation qui ne faiblit pas.
Autant dire que les trois moteurs de la croissance sont à l’arrêt ou presque. Ce qui n’empêche pas le déficit courant de battre chaque mois son propre record. Au prix d’un endettement extérieur abyssal, insoutenable, de tous les périls. Le pays est désormais entraîné dans le tourbillon de la spirale de la dette. Où l’on observe, avec effroi chaque année, monter de plusieurs crans le curseur des emprunts extérieurs pour rembourser un service de la dette qui explose. Il atteindra, dans le meilleur des cas, près de11 milliards de dinars, si les prévisions de la loi de finances 2020 ne seront pas faussées comme à l’habitude, soit à peu près le quart du budget de l’Etat.
Chronique d’une faillite annoncée ?
Nous ne sommes pas loin du défaut de paiement si l’on n’y est déjà. Le prochain gouvernement doit, selon toute vraisemblance, se préparer à négocier un rééchelonnement de la dette. Le spectre du Club de Paris voire de Londres pointe à l’horizon. Le nouvel exécutif paiera pour les abus, les errements, l’incompétence ou l’irresponsabilité de ceux qui l’ont précédé. La note est lourde. Chaque minute compte : pour preuve, le compteur du remboursement de la dette qui s’affole ; celle-ci nous coûte chaque jour ouvrable quelque 44 millions de dinars soit 5.5 MD par heure pour une journée hypothétique de 8h de travail. Plus de 90 mille dinars la minute…
Il y a péril en la demeure, on voit se multiplier les foyers d’incendie. Le feu risque de se propager dans la maison si on n’y prend garde. Et vite.
Le prochain gouvernement n’aura droit à aucun répit. Et guère d’état de grâce. Gouverner dans, ces conditions revient à soulever des montagnes, c’est loin d’être une sinécure.
La réussite du prochain gouvernement dépendra de son engagement de tous les instants, de sa capacité à convaincre les Tunisiens, de sa crédibilité et de sa volonté de redresser l’économie et le pouvoir d’achat national. Il n’aura d’autre choix que de réactiver l’ascenseur social, de mettre fin à la paupérisation de la classe moyenne, d’éradiquer la misère et d’inverser la courbe du chômage et celle de l’inflation, de redonner espoir aux régions déshéritées et une perspective aux jeunes et moins jeunes qui désespèrent des politiques qu’ils désavouent et rejettent. Bref, à charge pour lui de réenchanter le pays. Le rêve tunisien cela doit exister.
Restaurer la confiance
Il faut pour cela des hommes et des femmes crédibles pour restaurer la confiance. Des hommes et des femmes au-dessus de tout soupçon, qui se distinguent par leur exemplarité, par leur courage politique. Ils doivent incarner une vision, un projet, une idée de ce que fut la Tunisie au temps de sa grandeur et de ce qu’elle devrait être.
Au-delà de la capacité et du leadership du chef d’assurer la cohérence et la cohésion de son équipe, le groupe gouvernemental doit être solidaire, animé des mêmes idéaux républicains et de la même volonté d’oser une sortie de crise par le haut en évitant le piège des coupes budgétaires et de l’austérité. Dont on voit les conséquences et les effets au Liban, au Chili, en Irak, en Bolivie et même en France avec le phénomène des Gilets jaunes.
Moins nombreuse sera la composition du prochain gouvernement, mieux cela vaut pour ne pas diluer les responsabilités et porter à son plus haut niveau le souci d’efficacité. Un gouvernement de choc, de sortie de crise par temps difficiles, cela existe dès lors qu’il est composé d’hommes et de femmes responsables qui ont la trempe de ministres de la République dignes de ce nom.
Avec cet avantage inespéré de contourner les convoitises et les surenchères partisanes. Avec aussi pour unique devise : jusqu’au bout de l’effort, à la limite des frontières du possible même s’il faut puiser dans nos ultimes ressources.
Éditorial publié le 13 novembre dans L’Economiste Maghrébin n°779