« Quand les mots perdent leur sens, les gens perdent leur liberté. » (Confucius)
Lorsque le monde politique s’obscurcit, il revient aux personnes prudentes de savoir déceler la vérité derrière le voile des apparences. Dans le cas présent, il y a divorce entre l’être et le paraître. Mais ceux qui pratiquent la feinte et la tromperie finissent toujours par tomber dans leurs propres pièges. Quoiqu’il en soit, le travail de désintégration amorcé par l’islam politique qui investit tous les rouages étatiques et sociétaux continue son chemin. Et qu’on ne nous dise pas qu’il faut nous résigner. En nous opposant un argument trompeur, que « c’est la loi implacable de la démocratie ». Cette prétendue démocratie, diluée dans une sauce peu ragoutante, est parvenue dans notre expérience politique par effraction.
Alors, on descend encore d’un cran et le cauchemar rejoint la réalité. Tous ceux qui observent de près les grenouillages dans l’enclos politique tunisien savent pertinemment que les dernières élections n’ont rien à avoir avec la démocratie. De par les multiples soupçons qui ont dénaturé le processus électoral et qui pèsent sur son intégrité. Ce qui s’est déroulé ensuite dans les arrière-cours, puis sous la coupole du Parlement ne révèle rien de limpide. Même les apparences trahissent un montage flétri, grevé d’une hétérogénéité rebutante. Tout est dans l’effet optique.
La séance plénière inaugurale du nouveau parlement, ce mercredi 13 novembre 2019, nous donne un avant-goût aigre de ce qui s’improvise. Des comportements indignes ont marqué cette séance.
Combats désappris
Nous avons assisté interloqués à ce désormais député pointer puérilement l’index droit vers le haut, reproduisant l’un des symboles d’allégeance à l’État islamique-Daech. D’autres comparses d’Ennahdha levant les quatre doigts de la main, à l’instar des Frères musulmans d’Égypte; évoquant une provocation bravache des adeptes de la confrérie. D’autres membres d’Ennahdha l’avaient commis précédemment, à commencer par leur mentor.
Est-il tolérable d’admettre ce genre de conduite par des députés tunisiens et dans ce lieu, qui représente la souveraineté du peuple tunisien? Quelle valeur pourrait avoir leur prestation de serment « d’être d’une loyauté sans faille envers la Tunisie »? Lorsque certains la renient aussitôt par des gestes infâmes qui en disent long sur le bien-fondé de cette loyauté!
Pourtant, ce Parlement, où siège aujourd’hui une insolente faction de quelques attardés réactionnaires à l’esprit étroit, est l’aboutissement d’une lutte persévérante de nos parents et grands-parents.
Mais on oublie que Mongi Slim et Ali Belhouane ont conduit les manifestations des 7 et 8 avril 1938 qui revendiquaient un parlement tunisien. Partout dans Tunis les banderoles brandies appelaient à la création d’un « Parlement tunisien ». Des heurts sanglants éclatèrent ensuite et se soldèrent par 22 morts et près de 150 blessés. Habib Bourguiba et Mongi Slim furent arrêtés et traduits avec le reste des dirigeants du Néo-Destour devant le tribunal militaire.
Puis, le Néo-Destour fut dissout le 12 avril 1938, ses locaux fermés et ses documents confisqués. Toute la presse nationaliste fut suspendue… Quoi de plus pénible que de voir tous ces combats menés pour l’indépendance de la Tunisie désappris. De vivre l’instant où des incultes osent proclamer leur allégeance par des exhibitions misérables à des confréries étrangères et des mercenaires du terrorisme international!
Symptômes du vertige du pouvoir
« Aujourd’hui je suis le président de tous les Tunisiens ». Une phrase inopportune, pour ne pas dire choquante, prononcée par le seulement nouveau président de l’ARP. Une personnalité clivante faut-il le souligner. Est-ce une forme de lapsus révélateur d’un désir refoulé? Ou s’agit-il simplement d’une erreur de communication ou d’un visée inconsciemment divulguée?
Cette phrase pateline, qui semble a priori anodine, traduirait en fait un état d’esprit. Elle dévoilerait que le personnage se considérerait déjà là où il aspirerait être. Et trahirait ce qu’il essaye maladroitement de cacher. Escomptons que le nouveau président de la République, si scrupuleux sur le sens donné aux mots, ne s’offusquerait pas!
Finalement, on pourrait déceler chez le nouveau président de l’ARP les symptômes du vertige du pouvoir. Qui transforme la vision des choses, fait basculer dans un monde qui n’est plus le monde ordinaire. Où l’impossible devient possible, où l’extraordinaire devient ordinaire.
En tout état de cause, il semble estimer qu’il détient les clés du jeu politique. Ainsi, il n’hésite pas à proposer au chef de l’État pour former le futur gouvernement une personnalité prétendument indépendante. Quoique gravitant dans le sillage d’Ennahdha, puisqu’elle faisait partie des gouvernements de Hamadi Jebali et de Ali Laârayedh.
Encore une fois, Ennahdha a choisi une posture retorse pour tenter de garder le contrôle de la situation. Au lieu d’opter pour une démarche rectiligne, opérante et centrée exclusivement sur l’intérêt du pays dans cette conjoncture périlleuse. Elle continue à manœuvrer pour imposer ses vues à un environnement politique réticent et sceptique. Prenant le risque de faire perdre du temps au lieu d’agir diligemment pour commencer à régler les difficultés économiques et sociales.
De ce fait, il est certain qu’on ne peut l’admettre de ceux qui, par une duplicité plus ou moins consciente, mais toujours pleine de signification, veulent gagner sur tous les tableaux et agissent contre le primat de la clarté.
Plus retors que jamais, ils discutent comme s’ils se trouvaient sur un ring de boxe. En avançant toujours, sans se préoccuper des pertes, des obstacles ou des contradictions. Afin de miner la position adverse, sans s’occuper du fond des problèmes qu’affronte le pays. Ils réduisent le débat éventuel à un pugilat. En mettant à profit le fait que leurs interlocuteurs ne cherchent pas à les annihiler.
Au bord du naufrage
Ces Tartufes sèment puis prêchent l’indigence aux Tunisiens. Ils aménagent leurs plaisirs et leur luxe, tout en affectant un dénuement ostentatoire. Ils prennent toute patience à leur égard pour une faiblesse invitant à l’abus, trait commun avec le jésuitisme, comme acte mené sans franchise et par fourberie. Nous tous qui cherchons les pistes d’une politique exigeante et cohérente semblons plus que jamais tourner en rond au fond d’un cul-de-sac, dont l’accès s’est refermé derrière nos pas.
A bien des signes, il devient clair que nous sommes au creux de la vague et que nous l’avons même déjà quelque peu dépassé. Le moment est grave, assurément. Nous arrivons à un tournant décisif. Mais comme la Tunisie est au bord du naufrage, ce jeu d’équilibriste instable exercé par les apprentis sorciers est voué à s’écrouler. Le soucis est que nous ne sommes pas certains que tous ces personnages se rendent bien compte de l’étendue des problèmes qu’ils ont posés et des défis annoncés. Les mêmes sévissaient sous la troïka et le taouafek (consensus en arabe), avec le bilan que nous connaissons et des institutions qui empêchent toute sortie par le haut.
Les dirigeants actuels, étant plus qu’ordinaires, ils donnent tous les signes d’une décrépitude au moins politique, et nous suggèrent que nous devrions descendre encore d’un cran avant qu’un jour on pourra discerner l’essentiel de l’accessoire, le permanent du périmé, puis, sur cette base rétablie et consolidée, de commencer à construire, ou plutôt à reconstruire.
Et pourtant, il y a en Tunisie tant de talents dans tous les domaines, il semble que la politique ne leur laisse plus de place. D’autres ont occupé ce terrain: il a été largement déserté à la fois par l’éthique de la conviction et par celle de la responsabilité.