La metteuse en scène Essia Jaïbi balaie d’un revers de la main plusieurs clichés du théâtre tunisien, dans sa première pièce de théâtre Madame M. Obnubilée par la création, poussée par un talent incontestable, la jeune metteuse en scène s’est frayée son propre chemin dans la scène artistique et théâtrale. Depuis l’avant-première de Madame M, en janvier dernier, cette œuvre artistique interpelle les amateurs du théâtre à plus d’un titre. leconomistemaghrebin.com a assisté, pour vous, au spectacle du 22 novembre à la salle du Quatrième art à Tunis.
Cette pièce de théâtre de Familia Productions voit le jour dans un contexte important du parcours artistique de la jeune metteuse en scène. En effet, Madame M a vu le jour à une période où ses détracteurs criaient sur tous les toits qu’elle abuse du pouvoir de ses parents (Fadhel Jaïbi et Jalila Baccar). Et qu’elle instrumentalise les moyens du Théâtre national (dont son père est le directeur) au profit de son travail artistique.
Mais, inutile que l’artiste réponde aux accusations de ses détracteurs. Car son œuvre artistique est la meilleure réplique qui soit. La réussite d’une œuvre artistique auprès des spectateurs est plus forte qu’un démenti et plus influente qu’une dizaine d’interventions médiatiques. Car, l’artiste ne triomphe que grâce à son art qui le propulse au sommet de la gloire.
La pièce de théâtre est, ainsi, une réplique artistique aux détracteurs. De même, ce travail est un argument prouvant que la jeune metteuse en scène s’est affranchie, relativement, de l’héritage de ses parents, ô combien influent sur plusieurs générations de comédiens.
D’ailleurs, dans plusieurs interviews, elle a affirmé que son père n’a regardé la pièce théâtrale que le jour de l’avant-première. Tout en refusant la rupture avec l’héritage de ses parents, elle souligne l’importance de se forger sa propre expérience.
Quand le théâtre fait une critique virulente des fakenews
La rencontre de deux univers différents que rien ne rassemblent était l’élément déclencheur de la pièce. L’univers de la journaliste inconnue Hajer, rêvant d’un scoop capable de propulser son nom à la célébrité. Et l’Univers de Madame M, aide-soignante retraitée, vivant avec ses quatre fils dans un quartier populaire. Madame M (Malika) est appelée ainsi parce que les prénoms de ses fils commencent par la lettre M. La famille de Madame M voit sa vie bouleversée à cause d’une fausse information diffusée par Hajer. Elle a publié que si les rats ont envahi le quartier de partout, c’est à cause de Mehdi, fils de Madame M, qui élève plusieurs animaux dans son jardin.
Suite à une descente musclée, tortures et interrogatoires pendant trois jours au poste de police, le fils se pend. Le drame ne s’arrête pas là puisque les habitants du quartier ont incendié la maison avec des cocktails Molotov. Plus tard, la réalité apparaît. Toutefois, la journaliste ne publie pas un démenti et ne présente même pas une excuse. Ainsi, c’est une critique sévère contre les journalistes qui ne cherchent que le buzz et les scoops au détriment de la pertinence de l’information et sans se soucier de son impact sur la vie des citoyens.
De ce fait, le spectateur suit de près les répercussions de la fausse information sur la vie de la famille. Il suit, également, les rapports entre Madame M et ses fils. Le thème de la famille et celui du journalisme se voient indissociables dans la pièce. Tout au long d’une heure et demie, la pièce de théâtre décortique les deux thèmes. D’ailleurs, la famille est un thème fondamental pour Assia Jaïbi. Pour elle, « la famille est le premier noyau à partir duquel on commence à se rendre compte de ce qu’est le pouvoir », confie-t-elle aux médias.
La relation de Madame M (Jalila Baccar) avec ses fils dépassent le simple cadre de relation familiale pour devenir une allégorie sur le despotisme et le pouvoir absolu. On ne sort pas indemne de Madame M. On perçoit les personnages à travers la dualité de l’être et du paraître. Le synopsis de la pièce de théâtre nous indiquent que les membres de la famille « vivent tous les six ensemble. Ils ne se sont jamais séparés ». Madame M est « une bonne mère de famille et ses enfants travailleurs, discrets et affables. En apparence ». Le personnage de Hajer, quant à lui, n’échappe pas à cette dualité. Le synopsis la présente comme « indépendante, travailleuse et ambitieuse. En apparence ». L’évolution des personnages n’est pas sans surprendre les spectateurs.
D’où viennent les rats?
Voici une question légitime qui pourrait interpeller les spectateurs. Le rat, cet animal à connotation péjorative. Serait-il un annonciateur de désastre comme c’est le cas dans les anciennes civilisations? Serait-le symbole d’une réalité laide? Libre aux spectateurs d’interpréter à leur aise. Car faire appel aux rats n’est pas un choix anodin. Tout est symbole dans le monde théâtral. Et chaque œuvre a ses références socio-culturelles.
Du spectateur à l’acto-spectateur
Depuis la première minute du spectacle, Assia Jaïbi implique les spectateurs dans la pièce. On ne parle plus d’un spectateur figé dans son siège. Loin de là, quelques minutes après le début de la pièce, une voix interpelle les spectateurs et leur demande de quitter leur siège et de monter sur scène. D’ailleurs, une sorte de mur de bois sépare la scène des sièges des spectateurs. Les spectateurs montent sur scène par deux portes préparées à cet effet. Sur scène on se retrouve dans un autre décor sobre et minimaliste.
Table pivotant à 360 degrés et quelques chaises. Le pivotement rapide du décor, dans la pièce, renseigne le spectateur sur l’état d’âme des personnages. D’ailleurs, le décor tourne manuellement grâce aux acteurs eux-mêmes. Un mouvement qui incite à dire que chacun des personnages portent une croix. Est-ce que les personnages forcent le destin en faisant tourner la plateforme sur laquelle, le décor est installé?
En effet, les sièges des spectateurs entourent le nouveau décor. Si la table est pivotante c’est pour permettre aux spectateurs de suivre la pièce de tous les angles. Le décor, le spectateur qui entoure la scène des trois côtés et la voix de la narratrice nous rappelle les troubadours du moyen-âge. La voix de la narratrice oriente les spectateurs dans l’univers théâtral sans pour autant leur imposer quoi que ce soit. D’ailleurs, la même voix éclaire le spectateur sur un autre aspect dramaturgique de la pièce.
Hajer l’absente-présente
Aucun comédien n’interprète le rôle de la journaliste Hajer. Car la réalisatrice vu le manque de moyens financiers l’a remplacée par une chaise rouge, relate la voix. Cette voix demande aux spectateurs d’imaginer la journaliste Hajer à chaque fois que la chaise apparaît sur scène.
Ainsi, les spectateurs n’ont plus aucun choix. De ce fait, la metteuse en scène sollicite l’imaginaire des spectateurs. Ils doivent y faire appel pour imaginer Hajer dès l’apparition de la chaise rouge. Bien évidemment, la couleur rouge est un choix qui ne doit rien au hasard. Car cette couleur est celle de la passion et du danger. Si elle, symbolise le danger, c’est parce Hajer constitue un danger pour la famille de Madame M. Si elle symbolise la passion, c’est parce qu’elle anticipe sur la passion dévastatrice du dénouement malheureux qui va unir Hajer à l’un des fils de Madame M.