La démission du secrétaire général d’Ennahdha mérite d’être dépassionnée. Pour être observée sous l’angle d’une certaine philosophie de l’histoire. Qui dit que le contact avec le pouvoir peut éroder un mouvement. Analyse.
La démission de l’ancien secrétaire général d’Ennahdha, Ziad Laâdhari, le 27 novembre 2019, continue d’alimenter les débats. Mais aussi d’exacerber les passions. Les uns y voient un signe évident des conflits que traverse le mouvement islamiste. En les exagérant sans doute.
Les autres en craignant, peut-être, que cette démission ne secoue, en quelque sorte, durablement le mouvement. Et qu’elle soit à l’avenir suivie d’autres. Ou qu’elle marque surtout une évolution quasi tragique pour un mouvement qui connaît somme toute quelques désaffections.
Il est vrai que ce qu’on pourrait appeler des sautes d’humeur ont vu le jour depuis quelque temps au sein du mouvement islamiste. Des dirigeants comme Hamadi Jebali, Zoubeir Chehouda, Lotfi Zitoun, Mohamed Ben Salem et Abdelfattah Mourou ont effectivement manifesté des mécontentements quant à la manière dont le mouvement évolue. Ils ont été quelque part désavoués par leur famille politique.
Centralisme démocratique
Une évolution qui mérite évidement le détour. Le mouvement Ennahdha a toujours donné l’impression d’être uni et de fonctionner selon la règle sacro-sainte du « centralisme démocratique ». Celle règle a caractérisé le fonctionnement des partis communistes, notamment au cours de la période soviétique en URSS et dans ses satellites européens installés à l’intérieur de ce qu’on a appelé le « rideau de fer ».
Un « centralisme démocratique » qui veut, que l’on puisse débattre et donner de multiples avis concernant une décision. Mais que tout le monde se doit de respecter et de défendre une fois que celle-ci est adoptée par une majorité.
Certes, mais les temps changent. Et en politique, notamment lorsque l’usure du pouvoir s’installe, les travers sont possibles. Les circonstances obligeant souvent à des mutations inattendues.
C’est pourquoi les évolutions que peuvent connaître Ennahdha ou tout autre parti politique méritent que l’on s’y arrête. En pensant à ce que nombre de penseurs ont appelé, à l’unisson de Voltaire, « la philosophie de l’histoire ».
Dans les allées du pouvoir
Et sans trop philosopher le propos, il faudrait peut-être dire que chaque mouvement a un devenir historique. L’exercice du pouvoir en est sans doute un. En clair, les secousses et les agitations ne commencent que rarement lorsque les mouvements sont attaqués ou ne sont pas installés dans les allées du pouvoir et dans des maroquins ministériels.
L’homme se définit dans l’action disent les existentialistes. Même si cette réalité comporte des mais, il y a lieu de dire que le contact avec le pouvoir et ses exigences, ses contradictions et ses obsessions, pour ne pas dire ses compulsions, marquent de nombreuses évolutions.
Toujours sans philosopher le propos, il faut reconnaître que lorsqu’on s’installe au pouvoir, le monde n’est jamais semblable à celui que l’on imaginait. L’échec est de ce fait quelquefois inscrit dans l’action politique.
Les faits qu’ils soient internes ou externes, comme des grèves, des guerres ou tout simplement des irruptions sociales et économiques (des crises, par exemple) ou tout simplement des désaffections et des retournements de situations font changer l’évolution des choses. Ils obligent à négocier des tournants bien autrement que prévus.
La colère du peuple tunisien après le 14 janvier 2011 a surpris ainsi plus d’un politique obligé de faire avec des réalités loin d’être imaginées. D’autant plus que celles-ci demandaient des approches nouvelles. Comme celle, par exemple, d’imaginer un nouveau modèle de développement. Certains affirment même que la révolution tunisienne a surpris les opposants obligés d’exercer le pouvoir.
Les egos des uns et des autres
A cette réalité, il faudra ajouter les egos des uns et des autres. « Pourquoi lui et pas moi », peuvent dire certains en voyant d’autres qu’eux appartenant à la même famille aux commandes du pays. La politique est du reste ainsi faite: chacun pense qu’il pourrait mieux faire et qu’il a surtout raison.
Le débat d’idées peut aussi provoquer des ruptures. En politique, tous les chemins ne mènent pas automatiquement à Rome. Les lectures des réalités sont différentes et les solutions à envisager également.
Arrive, de ce fait, un certain enfermement qui peut devenir doctrinal ou clanique : le pouvoir peut alors tomber entre les mains d’une minorité. Celle-ci peut être centrée autour d’une famille ou d’un groupe de familles. (voir, à ce propos, Laurent Coste, « Liens de sang, liens de pouvoir. Les élites dirigeantes urbaines en Europe occidentale et dans les colonies européennes », Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2010, 349 pages).
L’effritement est alors peut-être alors au bout du chemin. Il s’exprime par la décomposition: le marxisme, le nationalisme arabe ou encore le libéralisme politique ne sont-ils pas effrités et scindés en une multitude de mouvements et d’obédiences.
Ennahdha est-il uni?
Ce qui arrive à Ennahdha n’obéit-il pas à cette « philosophie de l’histoire ». C’est une philosophie qui ne s’exprime pas seulement au niveau de la superstructure. Comprenez au niveau des appareils. Mais aussi au niveau de la base. Qui peut suivre et susciter d’autres choix?
Une question mérite d’être posée, à ce niveau de la réflexion: le courant islamiste, celui qui croit, grosso modo, que la solution est dans l’islam, est-il uni aujourd’hui?
Les années qui ont vu Ennahdha prendre le pouvoir et diriger le pays, n’ont-elles pas vu l’émergence d’autres courants islamistes à ses frontières, comme La coalition d’Al Karama ou le parti Al Rahma?
Qui a fait monter ces courants à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), si ce n’est la base islamiste?
Ne dit-on pas que la nature a horreur du vide?