Au-delà des incidents émaillant les travaux de l’ARP, il faut admettre que son président a échoué dans le traitement de cette poussée de fièvre sous la coupole.
D’ailleurs, le président de l’ARP entamait sa conduite des travaux, dès la première séance, par une attitude inutilement rigide, face à un « point d’ordre » invoqué. Lorsqu’une cheffe de groupe estimait que la présidence de l’Assemblée n’avait pas correctement interprété les procédures. Ce refus pointilleux d’accorder la parole était annonciateur de ce qui arrive à présent. Une attitude plus flexible aurait contribué à désamorcer instantanément la controverse.
A ce propos, Durkheim écrivait : « Un peuple est d’autant plus démocratique que la délibération, que la réflexion, que l’esprit critique jouent un rôle plus considérable dans les affaires publiques. Il l’est d’autant moins que l’inconscience, les habitudes inavouées, les sentiments obscurs en un mot soustraits à l’examen, y sont au contraire prépondérants« .
Ainsi, le travail du président de l’ARP dépasse le simple respect des procédures. Car la pertinence du respect de la procédure est à considérer au regard du contexte dans lequel nous nous trouvons.
Plus de flexibilité à la tête de l’ARP
Or, étant donné la configuration fragmentée de l’Assemblée, la direction des travaux mérite plutôt l’usage de la sagesse; dans l’éventualité d’un écart, le développement des trésors d’ingéniosité. En recourant à des solutions conciliantes pour parvenir à dépasser les divergences. Piloter les difficultés avec cet état d’esprit inflexible ne peut que mener vers des blocages absolus.
Donc, puisque le président de l’ARP était si soucieux et si strict dans l’application du règlement. Pour quelle raison s’est-il abstenu de rappeler à l’ordre les députés? Lorsqu’ils levèrent la main pour faire le signe du tamkine ou rabiâa des Frères musulmans. Et ce, en pleine séance inaugurale du Parlement tunisien, faut-il le préciser?
En effet, ces trublions provocateurs qui jouent le rôle de supplétifs, se déchaînent. Et ils poursuivent impunément leurs gesticulations répréhensibles et leur démonstration de force, sans que personne ne s’en inquiète.
A cet égard, la querelle qui s’est déclenchée dans l’hémicycle est d’autant plus préoccupante qu’elle dévoile la vraie nature de ceux qui sont aux commandes de l’ARP. Ceux qui tirent les ficelles dans d’autres institutions. Elle traduit aussi une profonde crise de crédibilité de la démocratie représentative dans notre pays. Et elle porte en germe une grave crise à venir qui peut ouvrir la porte à l’aventure.
D’ailleurs, la rafale de communiqués timorés ne peut qu’illustrer les atermoiements et l’embarras de la présidence de l’ARP. Elle marque une simple trêve, en laissant pressentir de prochaines batailles plus âpres.
Feu de tout bois contre les journalistes
En outre, un autre signe supplémentaire, préoccupant et injustifiable, s’illustre à travers l’interdiction d’accès au Parlement faite aux journalistes, le 7 décembre 2019. Les organisations de la profession et les observateurs s’accordent à constater que les avancées en matière de liberté de la presse sont de plus en plus menacées. Les méthodes les plus retorses sont employées pour réduire les médias au silence : harcèlement juridique de journalistes; critiques; agressions physiques; et menaces de mort…
Tout récemment, un député de la coalition Al Karama, n’hésitait pas à se lancer dans une attaque brutale contre les journalistes. Allant jusqu’à inciter expressément à l’emploi de la violence contre eux. Il avait qualifié la relation entre l’ARP et les médias de « guerre des os brisés ». Tout en appelant à « poursuivre les journalistes et à les frapper là où ça fait mal! » Pendant ce temps-là, le président de l’ARP, tout frais émoulu, regarde ailleurs et rien ne perturbe sa béatitude. Tant que ce sont ses ouailles qui s’agitent et fulminent, tout est parfait!
De plus, un autre député, chef d’un bloc dit démocrate, n’hésite pas à inciter le président de l’ARP à faire évacuer ses collègues députés de l’assemblée par la force pour mettre fin au sit-in. Et ce, dans une déclaration qui prend une allure d’hallali. Il jette ainsi de l’huile sur le feu pour attiser encore la controverse.
Haro sur ces moins que rien, ces mutins qui empêchent le pays de tourner en rond!
Car, on assiste à une exhibition poignante de ces députés qui ont perdu toute crédibilité. Et qui se contorsionnent pour formuler les signes d’une allégeance inavouable plus de « convenance » que de « conviction ». Au gré de ce qui est vécu dans le microcosme politique.
Toutes ces postures, faites d’affabulations et d’hypocrisies, sont en lien direct avec la problématique combinaison du prochain gouvernement ou simplement pour la distribution des prébendes.
Devant ce spectacle affligeant, un nombre croissant de Tunisiens se posent la question suivante: « Pourquoi avons-nous besoin de la démocratie? Si c’est cela la démocratie, n’était-ce donc pas mieux du temps de l’arbitraire? ».
La déception et le changement de sens du terme démocratie– sans résultats probants– dans des conditions socio-économiques difficiles, deviennent des facteurs effectifs de ressentiment.
Tout citoyen tunisien libre sans aucune appartenance partisane ne peut que rappeler ces faits: l’ancien président n’est plus de ce monde; son régime est tombé; son parti a été dissous; et les membres et affiliés de ce parti ont essaimé dans presque toutes les formations politiques.
Alors qu’on arrête de nous échauffer avec cette rengaine défraîchie, utilisée comme un leurre pour nous détourner du danger majeur qui menace le pays dans toutes ses institutions. A savoir les méfaits et nuisances de la section locale de la confrérie transnationale des frères musulmans.
Le risque de l’implosion
La nature antidémocratique de ces mouvements islamistes est notoirement démontrée à travers leur gestion désastreuse des affaires publiques. De même que l’usage systématique de la diversion pour dissimuler leurs déboires ou forfaits (appareil secret, financement illégal, népotisme…). Leurs positions vis-à-vis de la démocratie se ressemblent par de nombreux points. Beaucoup d’entre eux critiquent très fortement le parlementarisme, il suffit de parcourir leurs écrits. Mais ils n’excluent pas toujours la possibilité de participer à une activité parlementaire ou à d’autres activités liées à la démocratie moderne.
Par conséquent, il réside dans cette ambiguïté un grand danger pour le destin de la République tunisienne. Les islamistes se fondent sur le principe selon lequel « la nécessité annule l’interdiction ». Et ils continuent d’avancer de façon significative dans leur politique d’infiltration des instances étatiques et dans leur stratégie du tamkin.
Ainsi, le jeu complexe et ambigu des complicités entre Ennahdha et ces formations politiques malléables et flasques, parcourues de toutes parts par le vent des trahisons, des abandons et des déloyautés, se déroule aux dépens de l’intérêt national. En tant que finalité ultime de l’action publique. Il risque d’approfondir le désarroi des Tunisiens et de démanteler le socle commun de cette nation multimillénaire.
André Malraux affirmait que « la Nation est l’émanation de souvenirs communs partagés en vue d’offrir un destin commun ». C’est « une communauté de rêve ». Or, la société tunisienne d’aujourd’hui est de plus en plus une agrégation de groupes dont les finalités divergent plutôt que de converger. Plus l’hétérogénéité de la société s’accroît, plus les « souvenirs communs » s’estompent. Et plus la notion de Nation ou de « destin commun » devient évanescente.