L’Etat est-il à ce point défaillant pour susciter autant d’inquiétude et d’interrogations chez les acteurs économiques et sociaux? Est-il si décalé, si peu en ligne avec les exigences de la mondialisation pour lui prescrire dans l’urgence ce que devrait être sa nouvelle feuille de route, son plan d’action, autant dire le rôle qui doit être le sien dont il s’est considérablement éloigné?
Nous voilà confrontés une fois de plus à un de ces paradoxes tunisiens: l’Etat- et ce qui tient lieu de l’ensemble de nos institutions publiques- n’a jamais été aussi pléthorique; alors même que ses prestations de service reculent et se dégradent à vue d’œil.
Un salarié sur cinq fait partie du corps de l’Etat, de ses offices et officines et des collectivités locales. Il est rétribué grâce à l’argent du contribuable qui reçoit peu de choses en retour; si ce n’est désagréments et frustrations au regard du niveau des prestations publiques.
La vérité est que quand le nombre des agents de l’Etat atteint de telles proportions, on aboutit paradoxalement à un véritable dérèglement, une inévitable perversion du système.
Tout le monde s’en plaint, à commencer par les fonctionnaires et assimilés, payés forcément au rabais en raison de leur nombre pléthorique. Leur contribution à l’effort productif et au bien-être collectif est dès lors sujette à caution.
Fait d’évidence : la population, dans sa grande majorité, celle en droit de bénéficier des prestations de l’administration déserte les écoles, les hôpitaux et les modes de transport publics au profit d’institutions privées peu accessibles aux revenus modestes voire moyens.
La dégradation des services publics a coupé la Tunisie en deux. Celle d’en haut qui concentre les hauts revenus et les patrimoines à mesure qu’elle rétrécit en nombre au fil des ans. Celle d’en bas, qui n’en finit pas de grossir au prix d’une terrible paupérisation.
La facture sociale n’a jamais été aussi grande en dépit d’un encombrant et coûteux système de subvention et de compensation financière, aux immenses dégâts collatéraux, qui perpétue le statu quo. Il reproduit en réalité les mécanismes de marginalisation et d’exclusion.
L’école publique et jusqu’à l’université, autant que l’hôpital ont perdu de leur aura, de leur notoriété et n’attirent plus grand monde en dehors des foyers en situation de précarité.
Terrible désillusion nationale! Ces institutions, cœur battant du pays, incarnation du projet sociétal porté par l’Etat à sa naissance sont aujourd’hui en déshérence, en état de mort cérébrale.
Au même titre que certaines de nos entreprises publiques, hier encore fleurons de notre appareil productif. Leur faillite dérive de l’échec de l’Etat qui a laissé faire et laisser passer.
Qui n’a pas su, pu ou voulu exercer ses pleines attributions pour les protéger de chocs externes et internes sous l’effet de la déferlante des revendications sociales et sociétales au mépris de leur équilibre financier.
Partout la productivité décline, la qualité est jetée aux orties. Oubliés l’impératif de compétitivité et les exigences de profitabilité d’entreprises publiques en situation concurrentielle! Qu’importe si leur course effrénée aux déficits bat son plein et qu’elle n’est pas près de s’arrêter.
Dès lors que la tutelle est en permanence appelée en renfort. Elle renfloue au grand dam du contribuable qui n’en finit pas de payer pour les dérives et les déboires d’entreprises qui ont perdu le sens des réalités économiques.
Que fait l’Etat, comptable s’il en est, des deniers publics à part se soumettre aux injonctions et aux diktats des salariés qui en veulent chaque fois plus, sans compensation productive en retour. Et que n’a-t-il résisté aux assauts ravageurs des sans-emploi qui cherchent à y trouver refuge au risque d’enfoncer davantage des entreprises publiques dans les sables mouvants des déficits et de la dette. Service public, entreprises publiques, le constat est le même : il est accablant à de très rares exceptions.
L’Etat a failli à sa mission, à force de paraître trop grand pour les petits problèmes qui ne doivent pas être traités à son niveau et pas assez, en revanche, pour les grands problèmes qui sont de son seul ressort. Il n’est plus dans son rôle et ne tient plus son rang et il perd beaucoup de sa crédibilité et de sa légitimité. Il est par certains endroits et dans certains milieux superbement ignoré, défié là où il doit faire la démonstration de son autorité et de la force de la loi.
Où est passé l’Etat quand, aux dires des experts, l’économie souterraine atteint quelque 54% du PIB? Au rythme de son expansion et dissémination, elle s’approche dangereusement de ce qui reste de l’économie structurée, déjà lourdement impactée. Que fait l’Etat pour endiguer ce fléau qu’il contribue paradoxalement à nourrir par le poids de la bureaucratie, par l’enchevêtrement d’un maquis de lois, de réglementations obsolètes, de procédures, d’autorisations désuètes et par un contrôle tatillon?
La corruption qui sévit dans certaines de nos administrations n’est pas en reste pour faire basculer le plus souvent jeunes et moins jeunes promoteurs dans le camp opaque de l’antisystème.
L’Etat se prive ainsi d’immenses réserves fiscales, de quoi équilibrer et au-delà ses comptes publics. Il doit, investir et réintégrer progressivement cette économie parallèle en faisant preuve de pédagogie, de doigté et de savoir-faire. Tout le monde y gagnera.
L’Etat le premier en se donnant les moyens et les ressources nécessaires pour un budget audacieux, à forte connotation de relance de l’investissement, de la croissance et de l’emploi.
Sans s’en prendre, comme il en a pris l’habitude, aux parangons de la vertu las de subir le matraquage fiscal qui impacte lourdement et l’investissement et la consommation.
Ce n’est pas sans raison que les deux moteurs de la croissance, déjà très chahutés par le coût du loyer de l’argent et par l’inflation, sont aujourd’hui en berne.
Que fait l’Etat pour stopper l’hémorragie des déficits injustifiés des entreprises publiques et celle des élites qui votent avec leurs pieds en prenant le chemin de l’exil? Rien ou pas grand-chose si l’on en juge par la gravité et l’étendue du mal.
Qu’a-t-il fait au-delà des effets d’annonce ou de discours incantatoires pour libérer la créativité, l’énergie et le potentiel entrepreneurial des jeunes et moins jeunes?
Pas assez en tout cas pour mettre fin au déclin industriel, développer la recherche et relancer les créations d’entreprises, de richesses, de valeur et d’emplois productifs valorisants?
On peine à résorber notre déficit d’entreprises. On en est très en deçà de notre potentiel de développement et des standards mondiaux. Il s’en crée de moins en moins, pas assez pour compenser les fermetures de PME/PMI qui ne tiennent plus la route sauf à considérer celles qui plongent dans la clandestinité pour fuir les pesanteurs administratives et les prélèvements obligatoires devenus insoutenables.
L’Etat est désormais, et plus qu’à aucun autre moment, au cœur de la problématique du développement. Son rappel à l’ordre pour se hisser au niveau des responsabilités qui doivent être les siennes est d’une brûlante actualité.
L’IACE est bien inspirée de tirer la sonnette d’alarme. Il est dans son rôle de premier think tank national, à la fois comme boîte à outils et lanceur d’alerte. Il frappe fort à l’occasion des Journées de l’entreprise placées cette année sous le signe du nouveau rôle de l’Etat pour mieux se faire entendre et écouter. Et pour mettre fin au calvaire des entreprises, déboussolées chaque fois que l’Etat s’écarte de ses propres repères et de son propre rôle.
Il n’était inscrit nulle part qu’il faille, 63 ans après la proclamation de l’Indépendance, la promulgation du Code du statut personnel et à l’issue de six décades de développement, s’interroger de nouveau sur le rôle de l’Etat.
La question paraissait tranchée définitivement. Il y avait consensus sur la nature de l’Etat, son rôle et sa mission qui devaient à chaque fois se décliner en nouvelles stratégies conformes aux mutations mondiales et à l’air du temps.
L’Etat tunisien s’était forgé sa crédibilité, sa légitimité sur sa capacité de protéger de produire, d’impulser, de redistribuer, de conduire le changement et les réformes structurelles.
L’Etat patron, gérant relève plus d’une nécessité historique que d’un choix doctrinal ou idéologique assumé. Ce qui laisse entendre qu’il doit pouvoir céder, chaque fois que cela est nécessaire et possible, la place à l’Etat stratège qui légifère, arbitre, régule, impulse et explore les futurs relais de la croissance peu accessibles pour l’heure à l’initiative privée.
Il n’y a pas lieu d’opposer le tout-Etat au moins d’Etat revendiqués par les uns et les autres. C’est le mieux d’Etat qui devrait prévaloir. L’Etat n’est pas, fût-ce pour des raisons de marché, dans l’obligation de se désengager de ses entreprises en situation concurrentielle.
Il peut conserver une présence limitée, peser sur les décisions stratégiques sans interférer sur leur mode de gouvernance qui doit être du seul ressort de managers confirmés aux talents et aux compétences indéniables.
Plus l’Etat se désengage de la production, plus il se concentre sur l’essentiel en se donnant les moyens, le temps et les instruments qu’il faut pour légiférer au plus vite, accompagner, réguler et faciliter l’émergence d’une architecture et d’un tissu de PME/PMI tout aussi dense, efficient qu’efficace.
Aujourd’hui, sans doute plus qu’hier, l’Etat doit promouvoir la R-D à l’heure de l’intelligence artificielle, développer des politiques publiques et sectorielles, créer un écosystème pour améliorer l’attractivité du site Tunisie et promouvoir via les PPP les investissements d’avenir, principal vecteur de développement, notamment dans les régions et les zones les plus démunies.
Il doit avoir le courage de couper les branches mortes, mettre fin au gâchis financier qui gangrène les entreprises publiques à cause de gestion approximative, chaotique et désordonnée au seul motif d’acheter la paix sociale. Il n’est pas interdit de concilier efficacité économique et impératif social. C’est même nécessaire. L’un ne va pas sans l’autre.
A quoi serviront les prélèvements de l’Etat- près de 40% du PIB- quand les investissements d’avenir et la R-D sont en berne, en nette régression?
La pression fiscale est si lourde qu’elle pénalise l’investissement, la production et l’emploi. Le résultat se passe de tout commentaire. L’Etat prélève trop et au final il redistribue peu, sinon mal, faute de croissance et de grains à moudre. L’impression qui prévaut est que notre fiscalité pourtant rédhibitoire pour ceux qui la supportent, ne fait pas ressortir l’effort de solidarité nationale.
Au fond, que sommes-nous en droit de demander à l’Etat? Que faut-il attendre et espérer, en particulier du nouveau gouvernement en formation qui en est l’incarnation?
Rien de plus, mais rien de moins qu’un Etat juste, efficace, qui protège les plus faibles et encourage les plus entreprenants. Un Etat qui rassemble, qui fédère, qui consolide notre ancrage dans la modernité, le progrès et la démocratie. Qui garantit à tout un chacun des conditions de vie et d’entreprendre à l’égal de nos attentes, de nos aspirations et des exigences de notre temps.