La visite surprise du président turc Recep Tayyip Erdogan à Tunis n’a pas cessé de faire parler. Outre les réactions consternées de nombreux responsables politiques et autres acteurs de la société civile, c’est la question de l’ambition turque dans la région qui est posée. Et notamment sur la Libye.
En effet, la concrétisation stratégique d’une telle ambition passe par un investissement politique et militaire en Libye. Une perspective qui s’inscrit dans une histoire particulière; mais qui est un peu plus susceptible dans la région.
L’ancrage historique de la relation Turquie – Libye
Ainsi, cette séquence mérite une mise en perspective historique, afin de rappeler les liens qui relient la Turquie à la Libye. Et ainsi souligner la portée symbolique de l’interventionnisme néo-ottoman du président Erdogan.
Car, c’est en 1551 que les troupes du sultan ottoman Soliman le Magnifique conquirent Tripoli. En 1577, toute la Libye fut ottomane. Elle devint la Régence de Tripoli. Le gouvernement de celle-ci fut confié à un Pacha. Il gérait alors une province plus ou moins autonome de l’Empire ottoman. Et dont le territoire correspondait grosso modo à celui de l’actuelle Libye.
D’ailleurs, la régence tirait ses revenus du carrefour commercial de Tripoli. La ville portuaire se trouvait au débouché des routes du commerce transsaharien qu’elle connectait au négoce méditerranéen.
En plus du commerce, les Tripolitains étaient la troisième base corsaire musulmane, derrière les régences d’Alger et de Tunis. Les navires commerciaux et militaires européens étaient alors traqués. En général, par les corsaires maghrébins et « libyens », en particulier.
Puis, la Régence de Tripoli gagna encore plus en autonomie sous le règne de la dynastie Karamanli (arrivée au pouvoir en 1711). Mais elle se trouve progressivement affaiblie par des luttes intestines. Alors, face au désordre interne et à la menace extérieure (française en particulier), en 1835, l’empire ottoman repris le contrôle direct de la Régence.
Désormais, la Libye fut gouvernée par des vizirs ottomans, via un wali. Néanmoins, le pouvoir glissa dans les mains du chef suprême de la Confrérie musulmane Senoussi, Mohammed ibn Ali al-Sanusi. A partir du début du XXe siècle, les Ottomans sont confrontés aux velléités de l’impérialisme italien. Après une victoire laborieuse de l’Italie en 1911, c’est la fin de l’emprise ottomane sur la Libye qui prend forme… avant de renaître?
L’ambition stratégique de la Turquie
Car, au lendemain de sa visite surprise en Tunisie, le président turc Recep Tayyip Erdogan annonçait le vote (début janvier) d’une loi autorisant l’envoi de troupes en Libye. Ce qui ouvrirait la voie à la livraison d’armes et à un déploiement militaire sur le territoire libyen.
Et une intervention « à l’invitation du gouvernement libyen légitime », selon les termes du président Erdogan. Ce dernier risque de faire basculer le conflit larvé en faveur de Fayez al-Sarraj. Lequel est à la tête du gouvernement d’union nationale (GNA)- reconnu par l’ONU. Mais, il est toujours en confrontation avec l’Armée nationale libyenne (ANL) du maréchal Khalifa Haftar. C’est l’homme fort de l’est libyen soutenu par l’Arabie saoudite, l’Egypte et les Emirats Arabes Unis.
Or, la Turquie vise précisément à contrer l’influence de ces acteurs stratégiquement alliés. Et ce, dans une guerre idéologique et politique contre les Frères musulmans, proches d’Ankara.
A cet égard, Ankara a déjà conclu deux accords avec le GNA. Le premier sur la sécurité et la coopération militaire, d’une part; le second sur les frontières maritimes en Méditerranée orientale, d’autre part. Ce dernier aspect n’est pas fortuit. Et ce, au regard des enjeux d’ordre économique et stratégique de l’alliance entre la Turquie et le GNA. A savoir que la découverte des gisements d’hydrocarbures en Méditerranée orientale ne cesse de faire monter la tension entre les pays riverains de la région.
Cependant, l’interventionnisme turc tranche avec la traditionnelle politique de neutralité de la Tunisie sur ce dossier particulièrement sensible… Une stratégie prudentielle qui se justifie d’autant plus que les velléités politiques et militaires turques ne sont gages ni de stabilisation politique du pays, ni de sécurisation de la région…