Pour l’année 2020, Fatma Marrakchi Charfi, professeure universitaire, est revenue sur les principaux défis à relever. Ainsi que sur les actions à entreprendre dans les 100 premiers jours du prochain gouvernement. Interview.
leconomistemaghrebin.Com : Quels sont les principaux défis de cette année, notamment en matière de Dette et de Croissance ?
Fatma Marrakchi Charfi: Aujourd’hui, le défi de la Tunisie est incontestablement économique. Il est grand temps qu’on comprenne que l’économie doit être placée au-devant de la scène. Les tergiversations autour de sujets connexes ne nous avancent pas du tout.
Depuis 2011, la croissance est en perte de vitesse par rapport à son potentiel. Et même les taux de croissance, de 4,5 et 5% enregistrés avant 2011, n’arrivaient pas à créer suffisamment d’emplois, d’où l’éclatement de la révolution en 2011.
Particulièrement pour l’année 2019, les trois premiers trimestres selon les données de l’INS, les taux de croissance en glissement annuel étaient respectivement de 1,1, 1,2 et 1%. Ainsi, vraisemblablement sur l’année, on sera autour de 1% ou un peu plus. La question centrale est comment créer de la richesse et retrouver le sentier de la croissance ? Et ce, avec une croissance inclusive bien sûr. Car un taux de croissance de 5% qui ne profite qu’à une partie de la population entraîne une implosion sociale. Si nous arrivons à répondre à la question qu’est ce qui n’a pas marché jusque-là ? Nous commencerons peut être à cerner ou à trouver un début de réponse à nos problèmes.
Globalement, les secteurs clefs de l’économie qui influencent négativement la croissance sont principalement (pour ne citer que les plus importants), le secteur des phosphates, le secteur énergétique et le secteur de l’industrie manufacturière. Notamment dans ses deux composantes : des industries de l’habillement et des industries mécaniques et électriques (très dépendants de la croissance dans la zone euro).
Fatma Marrakchi Charfi : « Le secteur du phosphate piétine depuis 2011″
D’abord, le secteur du phosphate qui est un secteur primordial dans l’économie tunisienne et dans sa contribution dans la balance commerciale et dans l’apport en devises, piétine depuis 2011. En effet, la production était de 8 millions de tonnes en phosphates en 2010. Et elle a chuté d’une manière continue à 3,3 millions de tonnes en 2018. Ce qui a déteint négativement aussi sur les secteurs qui en dépendent notamment sur le groupe chimique.
Pour rehausser nos recettes en devises et retrouver la compétitivité des secteurs, il faut impérativement se pencher sur les problèmes du secteur (le sureffectif, le coût du transport, etc). Ainsi que retrouver les recettes fiscales perdues pour l’Etat. Ce secteur doit être mis à la tête des priorités des nouveaux gouvernants.
Le déficit énergétique constitue aujourd’hui 40% du déficit commercial global
De son côté, le secteur de l’énergie qui est devenu aussi problématique. Puisque le déficit énergétique constitue aujourd’hui 40% du déficit commercial global. On peut même dire que le déficit énergétique est devenu endémique pour une économie dont le taux de croissance demeure au voisinage de 1%. En même temps, le déficit énergétique se creuse étant donné l’augmentation de la demande locale et la diminution de la production nationale.
De ce fait, la dépendance énergétique de la Tunisie a atteint 49% de la consommation. Le poids de la subvention des produits énergétiques a atteint 2.8% du PIB en 2018. Tout en mettant de la pression sur le compte courant et le déficit budgétaire. Le retard au niveau de la production du champ « Nawara » n’arrange pas les choses. Ce qui n’a pas permis au secteur de diminuer sa dépendance de l’énergie importée.
En outre, la faible part de la contribution des énergies renouvelables dans le bilan énergétique, qui est restée à un niveau très en deçà de l’objectif de 2020, n’arrive pas à faire décoller le secteur. S’ajoute à cela les contraintes imposées par l’article 13 de la Constitution. Ainsi que la non-attractivité du code des hydrocarbures en comparaison aux pays concurrents. Ces derniers renforcent la réticence des investisseurs étrangers. De même, la régression de l’octroi des permis de prospection a renforcé le déclin de ce secteur. Un secteur qui a contribué à influencer négativement la croissance économique.
Fatma Marrakchi Charfi : « Il faudrait repenser le rôle de l’Etat »
Par ailleurs, les secteurs des textiles habillements et cuir (THC) ainsi que le secteur des industries mécaniques et électriques (IME) ont impacté négativement la croissance. Ces deux secteurs enregistrent une régression. Puisqu’ils dépendent fortement de la croissance enregistrée dans la zone euro. Cette dernière qui est en repli et dont le taux est révisé à la baisse pour 2020 par la Commission Européenne (Bruxelles). Et ce, en prévoyant désormais une croissance de 1,2% en 2020 contre 1,4% en 2019.
En plus de ce facteur exogène mais important, il va sans dire que les secteurs souffrent de l’augmentation des charges des entreprises, quant à la charge salariale, financière (augmentation du TMM) et fiscale, imposées à ces entreprises. A force de les charger, on risque de perdre des entreprises et des emplois; et à désindustrialiser le pays.
En fait, il faut avoir à l’esprit que le secteur créateur de richesse et d’emploi, c’est le secteur privé et non le secteur public. Mais l’Etat se doit d’offrir un environnement propice et adéquat pour le secteur privé.
En bref, il faudrait repenser le rôle de l’Etat et surtout s’entendre sur ce rôle. L’Etat doit être un Etat stratège, facilitateur et créateur d’opportunités d’emploi et non créateur d’emplois et assurant les services publics de base ! Une fois, nous nous entendons sur le rôle que devrait jouer l’Etat, on devrait tout mettre en œuvre. Et ce, pour soutenir et donner les incitations nécessaires aux secteurs importants pour l’économie et sur lesquels l’Etat veut miser.
A défaut de pouvoir générer et créer des richesses, et par conséquent des recettes budgétaires, les déséquilibres macroéconomiques continueront à se creuser. Et le pays n’aura pas d’autres choix que de s’endetter encore plus pour combler ses déficits budgétaires.
L’endettement public a dépassé aujourd’hui le taux de 75% du PIB, dont les 3/4 sont en devises étrangères. Et qu’il faudrait rembourser en devises. L’évolution de la dette publique représente tout simplement une accumulation des déficits publics. Tout en soulignant que sa composante externe s’est emballée d’une manière mécanique. Notamment suite à la dépréciation du dinar ces dernières années.
Ainsi, pour contenir le taux d’endettement, il faudrait créer plus de richesse et accroître le PIB. Il faudrait, également, augmenter les recettes et ou diminuer les dépenses de l’Etat. Puisque l’endettement public provient de l’accumulation des déficits budgétaires.
leconomistemaghrebin.Com : Quelles sont les actions à entreprendre dans l’immédiat, notamment dans les 100 premiers jours du prochain gouvernement ?
Fatma Marrakchi Charfi: Il faut tout d’abord avoir un nouveau gouvernement pour parler des 100 premiers jours. Ensuite, il faut que le nouveau gouvernement, et spécifiquement son chef, soient très au courant des priorités économiques et des contraintes et des difficultés qui se posent à la Tunisie.
En effet, le financement du budget de l’Etat est une priorité extrême pour le nouveau gouvernement. Il faut trouver un financement de 11,3 milliards de dinars environ. Dont 8,8 milliards de dinars en financement externe.
Plusieurs scénarios sont possibles avec ou sans le FMI. Il est évident que si le nouveau gouvernement réussit à ramener le FMI pour la sixième revue, avec un nouveau décaissement lui faciliterait la tâche. En réalité, le décaissement du FMI pour une revue n’est pas très important par rapport aux besoins de financement de l’économie (environ 250 millions de dollars). Mais, il drainera d’autres ressources des autres bailleurs de fonds (BM, UE, BAD, FFW,…).
Ce scénario diminuera le recours au financement sur les marchés financiers internationaux qui est une source de financement chère. Tout en sachant que l’ampleur de la masse salariale, qui est sur une trajectoire explosive, pose problème pour le programme du FMI. Ainsi que la subvention énergétique.
Une autre option peut consister à rediscuter un autre programme avec le FMI avec d’autres objectifs et d’autres repères. Une autre option, aussi, peut consister à opter pour une politique budgétaire d’austérité avec des coupes budgétaires dans certains postes, salaires, subventions, investissement public,…. Ce scénario n’est pas souhaité bien sûr mais reste plausible, en l’absence de ressources.
Fatma Marrakchi Charfi : « La réforme des entreprises publiques restera prioritaire »
Par ailleurs, et sur un autre plan, il est évident que les entreprises publiques sont devenues un gouffre pour le budget de l’Etat. Et donc, la réforme des entreprises publiques restera prioritaire. Et ce, quel que soit le gouvernement voté.
Certes, la loi 89/9 modifiée est au parlement et attend d’être discutée et votée. Mais il faut se pencher sur des contrats-programmes réalisables avec les grandes entreprises publiques. Notamment avec l’appui des bailleurs de fonds.
Des objectifs doivent être mis en œuvre avec ces entreprises. Dont la réalisation conditionne le décaissement au profit de ces entreprises. En fait, on devrait dupliquer l’expérience de restructuration des 3 grandes banques publiques. Sauf que le financement sur le budget de l’Etat n’est pas possible à opérer aujourd’hui. Et c’est pour cela qu’on doit associer les bailleurs de fonds.
Par ailleurs, il faut se pencher sur le sujet des subventions et spécifiquement les subventions énergétiques. Et ce, en vue de switcher vers un transfert cash pour éviter le gaspillage. Et orienter les subventions vers ceux qui en ont besoin. Notamment pour trouver un espace budgétaire et pour améliorer la qualité de vie du citoyen en améliorant les services de transport, de santé, d’éducation, etc. Et par là aussi son pouvoir d’achat, il faudrait orienter les subventions vers des transferts sociaux. Ces derniers qui profiteraient à ceux qui en ont besoin en réduisant les subventions universelles qui profitent à tous et surtout aux plus riches.
La digitalisation
Comment faire ? En fait, en identifiant les ménages, on peut les toucher par des transferts cash. Et en même temps on peut élargir l’assiette des imposables. Tout en drainant ceux qui opèrent dans le secteur informel vers le formel.
Ceci ne peut se faire que grâce à la traçabilité des opérations via la digitalisation. En effet, en orientant autrement et progressivement les subventions universelles (sur les produits) vers les transferts cash des revenus, l’Etat sera en mesure d’identifier tous les ménages, ou du moins la grande majorité qui se déclare voulant bénéficier de la subvention.
L’identification facilitera l’accès de ces ménages à la subvention sous forme de transfert cash. Et les obligera à s’acquitter de leur devoir en tant que citoyen en payant leurs impôts et intégrer le secteur réglementé. La traçabilité des opérations en allant de plus en plus vers la digitalisation permettra, aussi, à l’Etat de combattre la corruption qui gangrène l’économie.
A mon avis, les idées avancées ne sont pas exhaustives. Mais ce sont des grands chantiers que le prochain gouvernement devrait attaquer en priorité. Certains, nécessitent l’association de la société civile pour avoir le maximum d’adhésion de la part de la population.