La croissance inclusive passe impérativement, entre autres, par une refonte profonde du système de santé et du système éducatif. De ce fait, tous les participants à la première session de L’Economic Policy Dialogue sur le thème : » Capital humain et croissance inclusive » ont été unanimes sur la nécessité de l’urgence de réformer la santé et l’éducation en Tunisie.
Organisé conjointement par la Banque mondiale et le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) en partenarait avec L’Economiste Maghrébin, L’Economic Policy Dialogue prévoit de disséquer les problèmes actuels qui grèvent l’économie tunisienne. La première session sera suivie d’autres au rythme d’une session chaque dernier jeudi du mois.
L’événement s’est déroulé à Tunis, le 30 janvier, en présence d’une vingtaine d’experts, académiciens, société civile pour aborder la question. En premier lieu, les intervenants ont braqué la lumière sur le système éducatif tunisien et la nécessité de le réformer.
Lors de son intervention, le représentant résident du PNUD, Steve Utterwulghe, a estimé que l’Economic Policy Dialogue est une autre initiative qui cherche à donner d’autres pistes de solution. Et ce, surtout que la Tunisie doit s’atteler à une tâche titanesque en matière de réforme économique. L’initiative, selon lui, est un dialogue entre les différents intervenants de l’écosystème. A savoir secteur public, secteur privé, universités et la société civile.
Le représentant résident de la Banque Mondiale, Tony Verheijen, a annoncé de son côté que la Tunisie est le premier pays de la région à avoir accepté à adhérer à cette initiative. Revenant sur la thématique de l’événement, l’intervenant a souligné l’importance de l’égalité des chances entre les citoyens. « Cela ne peut être réalisé que grâce à une croissance inclusive », renchérit-il.
Les problèmes que connaît l’éducation sont les plus frappants
Pour placer le sujet dans son contexte, la modératrice du débat a rappelé que l’engagement et la mobilisation de la Tunisie pour l’éducation ne date pas d’hier. Il date des premières années de l’indépendance. Cependant, son rôle traditionnel d’ascenseur social a cessé d’agir. Et de citer un certain nombre de problèmes de ce secteur. Les plus frappants sont l’inégalité d’accès à l’éducation, les difficultés d’apprentissage, infrastructures vétustes et délabrées. Sans oublier la situation très critique des établissements scolaires dans les régions défavorisées. Face à ce problème, les interrogations se posent sur les solutions possibles et les démarches à adopter.
Radhi Meddeb : pour une réforme globale et inclusive de l’éducation en Tunisie
Après l’indépendance Habib Bourguiba a entamé la lutte contre l’analphabétisme. Aujourd’hui nous devons mener la lutte pour l’alphabétisation numérique. Avance le président-fondateur de l’association « Action et développement solidaire » Radhi Meddeb. Tout en reconnaissant que les nouvelles technologies sont une opportunité importante pour la Tunisie, l’intervenant a estimé qu’elle pourrait être calamiteuse si on ne la maîtrise pas.
Car « plus de cinq millions de Tunisiens n’ont jamais touché un ordinateur », avance-t-il. Pour cette raison, M. Meddeb plaide pour le lancement d’un grand projet de lutte contre l’analphabétisme numérique. Pour lui, ce type de projet pourrait inverser la donne. Cependant, il considère que ce projet n’intéresse pas les politiciens.
Que faire alors pour sauver l’éducation en Tunisie ? L’intervenant propose de restaurer la confiance entre les citoyens et le gouvernement. Et ce, dans l’objectif de reprendre le dialogue.
Former qui et pourquoi faire ?
Il affirme également qu’il faut définir le rôle de l’école. « Former qui et pourquoi faire ? ». Cela ne passe qu’à travers une refonte de la pédagogie et des programmes. Il rappelle également que le savoir a toujours été au centre des révolutions. La première révolution était celle de l’invention de l’écriture. Une révolution grâce à laquelle l’humanité est passée du savoir oral au savoir écrit. Ensuite, l’invention de l’imprimerie. Une révolution qui a vulgarisé le savoir et les livres. Quant à la troisième révolution, c’est celle de l’internet.
L’intervenant propose une panoplie de réformes. Il propose d’orienter plus de dépenses vers la maintenance des écoles, au lieu d’en bâtir de nouvelles . Par ailleurs, il recommande la mise en place de l’école de la deuxième chance. Enseigner les sciences sociales et les matières artistiques dans le parcours scolaire est aussi un atout. « Des études l’ont montré », argumente-t-il. L’intervenant affirme que l’éducation n’est pas l’affaire du ministère de l’Education. C’est l’affaire de toutes les parties prenantes. ( UGTT, UTICA et autres).
Hassen Zargouni pour une réforme sur trois volets
Le fondateur et directeur général de Sigma Conseil, Hassen Zargouni, a proposé une solution qui s’attaque à trois volets de l’éducation. Le premier volet est le préscolaire. Pour lui, 50% uniquement des élèves âgés de 3 à 6 ans bénéficient du préscolaire. « Mais dans des conditions lamentables », regrette-t-il. Ce phénomène contribue à aggraver les inégalités dans le secteur de l’éducation. Il rappelle que selon la Banque mondiale, l’absence ou la présence de préscolaire est un facteur déterminant dans l’existence des inégalités. L’intervenant plaide pour que le préscolaire soit une priorité nationale.
Rôle prépondérant à donner à la formation professionnelle
Le deuxième volet porte sur la formation professionnelle. Il plaide pour la réforme et la revalorisation de la formation professionnelle en Tunisie. Il indique qu’entamer une carrière de formation professionnelle est perçu comme un drame dans les familles tunisiennes. Sur l’autre rive, en Suisse, Autriche et Allemagne 75% de la cohorte 18,19 et 20 sont issus de l’enseignement professionnel dit par alternance. Le troisième volet porte sur la gouvernance des établissements scolaires.
A la fin de son intervention, l’intervenant a affirmé que le citoyen tunisien doit être au centre de toutes les préoccupations des politiques publiques. Et de rappeler un fait historique. Le premier crédit que la Tunisie a demandé à la Banque mondiale était pour financer l’éducation. Elle a demandé un autre crédit du PNUD pour financer le système de santé. « Malheureusement 60 ans après, on continue encore à parler de ce sujet », regrette-t-il.
Abderrazak Zouari plaide pour une réforme institutionnelle pour améliorer l’éducation
Le Docteur ès sciences économiques Abderrazak Zouari ancien ministre du développement économique du gouvernement feu Béji Caied Essebssi, a relevé une situation paradoxale en Tunisie. Alors que le pays connaît un chômage massif, de l’autre côté, les entreprises peinent à trouver les compétences adéquates. Et à cela s’ajoute le travail des étrangers qui est toléré malgré l’interdiction du Code du travail.
Il considère que la Banque mondiale assume sa part de responsabilité . Pour lui, il n’ y a pas eu de suivi des projets financés par la BM en Tunisie. Illustrant ses propos, il avance que le concept de l’ISET était une idée de la Banque mondiale. Alors qu’elle était censée donner des cours pratiques, elle a fini par reproduire le modèle universitaire en donnant des cours théoriques. Il appelle, également , à dépasser la dichotomie enseignement public et enseignement privé. Et les problèmes ne manquent pas : absence de stratégie de valorisation du Capital humain, absence de coordination entre les ministères.
Nécessité de coordination entre les différents ministères
Pour lui chaque département doit établir son propre plan. Et ce, alors que les différents intervenants travaillent sur le même sujet. A titre d’exemple, le ministère de l’Education ne coordonne pas avec le ministère de l’Emploi et de la formation professionnelle. Et de conclure que l’amélioration de la qualité de la formation nécessite toute une réforme institutionnelle. Sur un autre volet, il a indiqué que la baisse du taux de croissance date de 2008 (3%). C’est la conséquence directe du niveau de saturation du système productif.
Sonia Naccache : de la nécessité de vulgariser le préscolaire
Pour la Maître assistante en sciences économiques ( Universisté Tunis El Manar) Sonia Naccache, la Tunisie fait face à un défi qualitatif. Il s’agit de généraliser l’éducation préscolaire. Et la rendre gratuite. Car si on veut une main-d’œuvre de qualité, il faut préparer une éducation de qualité. Par ailleurs, il faut faciliter l’accès au transport et aux cantines scolaires pour les populations rurales. Et ce, dans une perspective de lutte contre l’abandon scolaire.
Elle rappelle, par ailleurs, que la pauvreté multidimensionnelle est liée intimement à un faible accès aux services collectifs et au rôle de la femme. Alors que le chômage gagne du terrain, la Tunisie lutte contre le chômage avec les méthode des années 80. Et ce, sans prendre en considération les changements démographiques. Dans le même contexte, elle rappelle les inégalités d’accès au marché du travail entre les hommes et les femmes.
Boutheina Ben Yaghlane : l’adéquation entre la formation et les impératifs du marché du travail
La présidente directrice générale de la CDC, ancienne secrétaire d’Etat auprès du ministre des finances et enseignante universitaire Boutheina Ben Yaghlane estime qu’avec les nouvelles technologies, les étudiants sont capables de surclasser leurs professeurs. Et de s’interroger sur l’apport du professeur dans le contexte actuel. Ce qui différencie un diplômé et un autre, ce sont les soft skills, la maîtrise des langues et son aisance avec les TIC.
Elle plaide, ainsi, pour une adéquation entre la formation et les impératifs du marché du travail. Par ailleurs, elle estime que toute réforme qui ne cible pas la santé et l’éducation n’aura aucun impact sur la croissance. Ainsi tout investissement doit avoir son propre impact. De l’autre côté, la situation de la recherche scientifique en Tunisie se dégrade. L’intervenant considère qu’il n’existe pas de synergie entre la recherche et les entreprises.
Tahar Belakhdhar : l’enseignement doit être au service du marché de l’emploi
Le fondateur de l’École supérieure privée d’ingénierie et de technologie (ESPRIT) Tahar Belakhdhar soutient que l’enseignement doit être au service du marché de l’emploi. Et ce pour former les compétences et les cadres dont le pays a besoin. Pour lui, le système éducatif a créé des bacheliers analphabètes trilingues. Revenant sur sa propre expérience, il affirme qu’il a créé une école d’ingénieurs « où on forme les ingénieurs autrement ». Et ce, à travers la pédagogie active. Changer le système éducatif n’est pas une tâche facile surtout avec les résistances que l’on constate au sein du ministère.
L’école n’est plus un moyen d’ascension social
Le représentant du ministère du Développement et de la Coopération internationale Belgacem Ayadi a rappelé lors de son intervention que les enfants ne croient plus à l’école comme ascenseur social. Pour eux il y a d’autres façons de gagner sa vie. Les démarches à mettre en place sont l’inclusion financière des familles nécessiteuses et la refonte des programmes scolaires. Par ailleurs, il estime qu’il est inadmissible de commencer le parcours scolaire par la langue arabe et le finir par le français. Une seule langue pour tout le parcours scolaire est une solution parmi d’autres.
Pour l’ex-député Souhail Alouini, il n’existe aucune gouvernance pour solutionner la problématique du chômage en Tunisie. Première piste de solution est l’implication de tous les ministères dans un plan commun. Il recommande , également, de miser sur la formation professionnelle.
Sami Mahmoud : orienter l’économie vers le savoir
Le professeur agrégé de l’université de Nabeul, Sami Mahmoud, propose d’orienter l’économie tunisienne vers l’économie du savoir. L’intervenant estime que cela aura des répercussions positives sur les politiques publiques. Il cite l’exemple de Singapour dont le système éducatif est parmi les meilleurs. La raison en est qu’il est passé par une refonte en profondeur.
De ce fait, il faut mettre en place une réforme systémique. Elle doit cibler les enseignants, les élèves, la pédagogie et tout le processus. Le début sera de faire un bon diagnostic et bien établir la cartographie. Sami Mahmoud cite le programme Girls coding. Un programme destiné aux filles de la tranche d’âge dans les régions défavorisées. Dans le cadre du programme, elles apprennent le langage de la programmation.
L’enseignement supérieur a-t-il obtenu les résultats escomptés ?
L’universitaire Nadia Zrelli considère que l’année 2030 connaîtra une deuxième massification de l’enseignement supérieur. Elle estime que l’évaluation de l’enseignement supérieur n’a pas encore été faite. De son côté l’économiste Salwa Trabelsi souligne l’importance de l’amélioration de la formation des enseignants, notamment dans les régions défavorisées.
Le Professeur des universités Salah Hatem a indiqué, de son côté, que l’Etat doit subventionner l’éducation. Et ne plus faire de distinction entre l’enseignement privé et celui public. Alors que l’Etat se contente de financer l’enseignement public. « Aujourdhui l’enseignement public est un choix et pas un refuge », dit-il. Pour lui, la gratuité de l’enseignement doit être accordée à ceux qui en ont besoin.
Habib Karaouli : nécessité d’une bonne gouvernance
Lors de son intervention, le PDG de CAP Bank Habib Karaouli a pris soin de synthétiser le débat. L’intervenant a affirmé qu’il faut agir pour la mise en place d’un cadre légal plus efficace pour faciliter l’inclusion financière. Il a souligné l’importance de lancer des campagnes de sensibilisation sur l’importance de la formation professionnelle. La mise en place d’une passerelle entre la formation professionnelle et l’ingénierie. De même, la mise en place d’une bonne gouvernance est de mise concernant les programmes et les méthodes de l’enseignement. Par ailleurs, il faut renforcer l’investissement dans les écoles publiques. Il estime que si l’enseignement public s’améliore, il y aura un retour du privé vers le public. Cela doit s’accompagner d’une amélioration du pouvoir d’achat.