De 600.000 voix au premier tour des élections tunisiennes, celui qui allait devenir président passait à trois millions de voix au second tour. Retour sur les cent jours du Résident de Carthage.
Des électeurs qui étaient loin de penser qu’un jour ils allaient devoir choisir entre Saïed et un autre candidat. Ils s’étaient résignés à voter pour le premier. En vue d’éloigner de la course à Carthage son concurrent Nabil Karoui, patron de la chaîne de télévision « Nessma ».
Ainsi, à contrecœur, une grande partie de l’élite intellectuelle et politisée allait choisir l’universitaire sexagénaire. Lequel n’avait jamais été en politique avant 2011.
Cependant, il avait pour lui d’être « propre ». Et ce fût suffisant pour faire le plein face à un Karoui pas très net, à en croire la justice. En effet, ce dernier était suspecté de fraude fiscale et de blanchiment d’argent. D’ailleurs, il avait été arrêté et placé en détention en pleine campagne électorale.
Seulement voilà, trois mois après s’être installé à Carthage, K.S est de plus en plus contesté. Et ce, par ceux là mêmes qui ont voté pour lui au second tour. On ne lui trouve pas de charisme et pas de sens politique.
Car, ni en recevant l’impudent président turc Erdogan, ni en allant dans les villes de Sidi Bouzid et Kasserine, berceaux de la révolution, Saied n’a su trouver les mots qu’il faut pour rassembler des Tunisiens. Ils ont la sensation que leur pays leur file entre les doigts et veulent arrêter l’hémorragie. Ils étaient favorables à la démocratie et profitent bien de la liberté d’expression. Mais ils cohabitent mal avec la minorité islamiste favorable au parti « Nahdha ».
En effet, les Tunisiens et précisément les femmes tunisiennes espèrent réduire au maximum l’influence de Ghannouchi et des siens. Afin de préserver un modèle sociétal quasiment unique dans le monde arabe.
Puis, le 30 janvier au soir, le président passe sur la chaîne publique « Watania » pour défendre son bilan des cent premiers jours.
D’aucuns espéraient qu’il puisse se racheter en adoptant un discours fédérateur. Il n’en fût rien. Le président est toujours dans sa logique « révolutionnaire ». Il continue de faire le distinguo entre les Tunisiens et une certaine jeunesse tunisienne. Celle qui a voté pour lui au premier tour et avec qui « il ne rompra jamais », martelait-il.
Et sur un plateau ordinaire de téléjournal, devant deux journalistes médusés, visiblement mal préparés pour ce genre de débat. Celui qui aurait du donner plus de solennité à sa première sortie télévisée, en réalisant cela à partir du palais de la République à Carthage, parlait pendant près d’une heure et demi. Force est de reconnaître qu’il aurait pu mieux faire.
D’abord, sur la forme, puisque le président tunisien s’entête à vouloir s’adresser à ses concitoyens en arabe littéraire. Et donc dans un style ronflant et en termes ampoulés. Personne de son entourage n’a vraisemblablement su le convaincre de parler simplement et en arabe dialectal.
Ensuite, sur le fond, Saied n’arrive pas à clarifier ses positions. Il ne veut pas s’engager sur des choses précises. Puisqu’il joue sur les mots pour faire miroiter des réalisations futures. Sans pour autant dire comment il va les financer. Comme cette « ville sanitaire » qu’il dit vouloir implanter à Kairouan dans le centre du pays. Une idée greffée sur le projet de nouvel hôpital que l’ex prince héritier saoudien Mohammed Ben Salman avait annoncé être prêt à financer. Et ce, lors de sa visite en Tunisie en novembre 2018, à l’invitation du défunt président Caïd Essebsi.
Par ailleurs, Kaïs Saïed affirme être en train de plancher loin de tout tapage médiatique sur ce projet. Afin de « sélectionner des financements à moralité irréprochable », à même de concrétiser ce rêve.
Alors, dons, dotations ou crédits? On ne sait pas. L’histoire ne le dit pas. Mais on comprend que le président n’est pas très fort en élaboration de business plans.
Quant au gouvernement en cours de formation par Elyes Fakhfakh, le président Saïed assure qu’il n’a fait qu’appliquer la Constitution. Et que ce sera le gouvernement de la majorité qui le soutiendra et non le sien.
Néanmoins, il reconnaît qu’il y a eu quelques couacs dans les prestations de son staff de la présidence. Mais il juge que ce sont des petits écarts insignifiants qui seront corrigés. Tout en accusant certaines parties, sans les nommer, de chercher la petite bête dans ce qu’il entreprend. Pourtant, cela n’empêchera pas son ministre conseiller de claquer la porte trois jours après. Avec le directeur du cabinet présidentiel et le responsable du protocole qui s’en vont également.
Alors, pense-t-il à fonder un parti? Il assure que non. Mais en prenant soin de préciser qu’il continuera à travailler avec le « chabeb » pour réaliser les objectifs de la révolution. Le flou est bien entretenu.
Mais le bouquet viendra le 7 février. Et ce, lorsqu’on apprend le limogeage du représentant tunisien auprès de l’ONU, Moncef Baati. Il s’agit d’un diplomate chevronné spécialiste du multilatéral.
Car ce dernier servira de fusible pour essayer de calmer la colère américaine. Laquelle était piquée suite à la volonté tunisienne de présenter au Conseil de sécurité un texte condamnant le « deal du siècle ». Ce fameux plan annoncé par le président Trump concernant la Palestine. Une volte face qui a provoqué un tollé dans de larges franges de l’opinion.
On parle souvent de l’exception tunisienne. Aujourd’hui, certains parlent aussi de singularité tunisienne.
Par Adnane Belhajamor