Le gouvernement Elyès Fakhfakh a franchi le dernier obstacle, celui du vote de confiance. Le pays s’est réveillé avec un nouveau gouvernement, après une longue nuit hivernale émaillée de gesticulations et de déballage politique à faire mourir d’ennui.
On n’imaginerait rien d’autre de nos représentants du peuple à l’exubérance ostentatoire et irrationnelle. On n’attendait pas moins d’eux : la délivrance en mettant fin à une longue dérive gouvernementale sur fond de vacance du pouvoir dont on n’a pas fini d’en mesurer les dégâts.
Enfin, une équipe gouvernementale en ordre de marche. Avec à la barre un skipper qui a le pied marin, qui ne craint pas la houle, les vents contraires ni même les tornades politiques aux effets dévastateurs. Et il le fait savoir :
« Je suis là pour durer… ». Il était temps car l’attente aura été très longue. Le pays n’en pouvait plus de dériver au gré des vagues sans cap précis et sans timonier. Il y a longtemps que le gouvernement Chahed, ou ce qu’il en restait, n’avait plus son destin en main alors même qu’il avait érodé tout son capital confiance. Son pouvoir de décision et son autorité morale en étaient forcément écorchés. Il est depuis plus de quatre mois sur le départ sans autres attributions que celles d’expédier les affaires courantes. Et c’est tout dire.
Les ministres qui n’ont pas cédé à la tentation de quitter un navire qui prenait l’eau de toutes parts à l’issue du naufrage des élections législatives, étaient déjà dans l’après-gouvernement Chahed à responsabilité et légitimité limitées. Au mieux, ils s’abstenaient, par décence, de prendre des décisions, que n’auront pas consenti leurs successeurs. Ils ne pouvaient entreprendre plus qu’ils n’en avaient fait, même s’ils ont assumé jusqu’au bout les charges et les responsabilités qui sont les leurs sans jamais donner des signes de résignation, de désenchantement ou de relâchement.
Situation inquiétante pour le pays frappé d’asphyxie quand il se doit d’accélérer le processus de transformation économique et sociale. Il ne faut pas chercher loin les causes de ces maux et dysfonctionnements qui accablent le pays. Ce ne sont là que les conséquences d’un système électoral – la proportionnelle avec les plus grands restes – dont on perçoit aujourd’hui l’inanité.
Ce système conçu pour élire l’Assemblée Constituante avait été dupliqué tel quel pour les Municipales et les législatives avec les résultats que l’on sait. Il avait certes du sens dans le premier cas pour faire participer à l’élaboration de la Constitution un large spectre de sensibilités politiques et de personnalités de la société civile. Il perd toutes ses vertus et développe même d’insolubles effets pervers quand il s’agit d’élections municipales ou législatives. Ce mode du scrutin, dès lors qu’il n’est pas borné par un seuil de représentativité conséquente – 3 à 5 % – aboutit à une atomisation, une fragmentation et un émiettement de l’ARP. Le paysage politique, victime à la fois de sa maladie infantile – guerre des ego – de ses luttes fratricides, de ses conflits idéologiques et bien plus encore du désavoeu de l’opinion, pouvait difficillement faire émerger, par ce mode de scrutin, une majorité politique cohérente, animée des mêmes intentions pour former au plus vite une coalition gouvernementale sans être obligé de se livrer à des acrobaties politiques périlleuses.
« Situation inquiétante pour le pays frappé d’asphyxie quand il se doit d’accélérer le processus de transformation économique et sociale »
Le pays l’a expérimenté à ses dépens avec la désignation avortée de Habib Jemli. Les Tunisiens n’étaient pas loin de la dépression nerveuse avant de voir le gouvernement Fakhfakh, qui a pris le relais, recevoir l’onction de l’ARP. Mais que c’était dur pour Elyès Fakhfakh qui se devait de mettre en place une architecture gouvernementale au milieu des tiraillements, des dénégations, des volte-face de partis politiques aux humeurs bien plus fortes que les convictions.
L’attitude, les choix et le manque d’humilité de celui qui a été désigné par le Chef de l’Etat pour former le gouvernement, ne pouvait l’aider dans sa démarche. Ses propos et la tonalité de son discours étaient assez clivants dans un pays qui porte encore les stigmates des errements sémantiques de la Troïka dominée par les islamistes d’Ennahdha qui prêchent aujourd’hui la réconciliation nationale.
A l’effet de cicatriser des plaies qui tardent à se refermer. E.F. se devait de rassembler et de fédérer. Il aura été dans son rôle pour bâtir, à défaut d’un consensus fort, un large consentement. Il en avait besoin pour sortir le pays de l’ornière. Et pour se donner toutes les chances de réussite. Il dut, à l’issue de sa sortie hasardeuse, rétropédaler pour corriger le tir, fût-ce en apparence, verser un peu plus d’eau dans la tisane d’Ennahdha, composer et concéder plus qu’il ne l’aurait fait s’il avait dès le départ procédé à des consultations à plus large spectre politique. Ce qui n’ôte rien à son crédit.
Céder ici et finir par l’emporter ailleurs est le propre de toute négociation. Et à ce jeu, E.F. s’en sort à son avantage. Au final, c’est le soulagement général : la Bourse vire au vert, le pays respire et les acteurs économiques et sociaux envisagent l’avenir avec plus de sérénité.
Le Chef du gouvernement a préservé l’essentiel : sa capacité de diriger et d’asseoir son leadership sur un gouvernement dont la moitié des ministres, aux états de service impressionnants, sont issus de la société civile.
Ils seront imperméables et sourds aux injonctions des partis politiques membres de la coalition qui ont parasité jusque-là les gouvernements précédents. Moins de porosité et d’interférences partisanes confèrent au Chef du gouvernement davantage de marge de manoeuvre et une relative indépendance à l’égard des partis pour conduire sa propre politique.
Mais avant qu’il ne décroche le Graal, que n’a-t-il entendu, subi, enduré, en essuyant les rafales de ses alliés qui faisaient feu de tout bois. Il lui fallait sans doute implorer Dieu pour le protéger de ses « amis et alliés » qui sont plus à craindre que ses adversaires politiques. Et ils sont nombreux. Il n’était pas évident qu’il puisse aligner dans les délais qui lui étaient impartis 32 ministres à la fois compétents et exemplaires face à la convoitise et l’hégémonie des partis qui divergent et s’opposent sur tout et ne s’accordent que sur leur goût immodéré du pouvoir.
De quelle cohabitation parle-t-on quand les états majors des partis de la coalition s’accusent mutuellement et s’invectivent sur la place publique ? Et éprouvent les uns à l’égard des autres de profonds ressentiments qui ne sont pas du genre à rétablir le climat de confiance largement détérioré. L’hypocrisie des politiques n’a plus de limites. Du premier cercle qui ne fait pas mystère de son soutien aux faux vrais alliés, tous ont en commun l’obsession du pouvoir où l’on retrouve les mêmes arguments et les mêmes éléments de langage.
Nécessité fait loi… reprenaient en choeur la plupart des partis qui ont voté la confiance au gouvernement. Les convictions s’effacent devant l’opportunisme politique. Au nom de l’intérêt général… Rétorquent en leur faisant écho les partis et les parlementaires qui ne survivront pas à la dissolution de l’ARP si le gouvernement EF venait à être rejeté.
« De quelle cohabitation parle-t-on quand les états majors des partis de la coalition s’accusent mutuellement et s’invectivent sur la place publique ? »
L’intérêt général, que n’y a-t-on pas pensé neuf ans plus tôt ! Ceux qui l’invoquent aujourd’hui, l’ont piétiné, violé, rabaissé au plus bas. Ils n’en parlent aujourd’hui que pour mieux le transgresser, pour l’ériger en véritable paravent d’hypocrisie. A les en croire, ils voteraient la confiance contraints et forcés. Le gouvernement E.F. serait-il à ce point un gouvernement par défaut ou celui de la peur au motif de voir le pays sombrer dans l’inconnu si jamais il était recalé ?
Ennahdha, qui se dit l’épine dorsale de l’ossature politique nationale, a voté après qu’il eut déroulé à l’envi ses exigences sans laisser paraître le moindre enthousiasme. Il a même multiplié les réserves comme si le parti de Rached Ghannouchi voulait prendre date avec l’Histoire. Doutait-il à ce point de la survie du gouvernement EF ? Le comble !
Le nouveau Chef du gouvernement sait à quoi s’en tenir. La voie gouvernementale ne semble pas pavée que de bonnes intentions. Ce qui n’est pas pour faciliter la tâche du gouvernement qui hérite d’un lourd passif. La production, au même titre que les exportations, sont au plus bas.
Le chômage, la dette, les déficits jumeaux sont au plus haut. L’inflation – sous haute surveillance par la BCT- recule mais reste à des niveaux élevés. Les inégalités sociales se creusent, la pauvreté gagne du terrain.
L’école a perdu l’essentiel de sa vocation et de sa mission. Plus de 100.000 élèves en bas âge en sont exclus chaque année et sont jetés sur le bas-côté de la route. Un drame national doublé d’une bombe à retardement.
Signe des temps, les hôpitaux, manquent de tout. Et le mal paraît incurable, aggravé qu’il est par le départ massif de personnel médical qui prend le chemin de l’exode.
Le transport public n’assume plus pleinement la mission et les prestations de service qui sont les siens. La grogne des usagers n’a d’égale que les revendications salariales sans fin. Le tableau est loin d’être rassurant. Les assurances de l’ancien chef du gouvernement, qui aurait pu s’aménager meilleure sortie, n’y changeront rien.
L’économie parallèle est en train de submerger l’économie structurée. Celle que l’État ponctionne à n’en plus finir jusqu’à la priver des moyens d’investir et de croître. Un seul mot d’ordre : sortir de l’enfer de la fiscalité et du maquis bureaucratique pour recréer les conditions d’une reprise de l’investissement qui n’a jamais été aussi bas.
L’ancien ministre des Finances, aujourd’hui à la tête du gouvernement, a été le premier à ouvrir, en 2013, le chantier de la fiscalité. Il sait que le profit d’aujourd’hui c’est l’investissement de demain et l’emploi d’après-demain. Qu’a-t-on fait de cette règle d’or que l’on doit à un grand homme de la social-démocratie allemande Willy Brandt ? Rien sinon qu’on l’a jetée au rebut.
Résultat : la pression fiscale culmine à près de 37% du PIB et l’investissement est au plancher, il menace même de descendre sous la barre des 18% du PIB. Plus d’impôts et plus de déficit !… Sans effet sur la croissance qui est à l’arrêt ou presque : 1% en 2019.
Seul moyen pour briser ce cercle vicieux : intégrer progressivement l’économie informelle dans les comptes de la nation sans que cela soit perçu comme une action punitive. Ses acteurs pourront rejoindre l’énorme contingent des forfaitaires en attendant l’étape d’après, celle de tous les contribuables assujettis à l’impôt mais à des taux qui ne soient pas dissuasifs.
Encore faut-il qu’ils aient l’assurance qu’ils ont beaucoup plus à gagner qu’à perdre. Les redevances de la légalité qui leur assureront sécurité et sérénité seront beaucoup moins élevées que le prix qu’ils versent pour se maintenir dans l’illégalité. C’est tout un pan de la corruption qui sera emporté par le vent de la normalisation de l’informel.
Mettre fin au gâchis des ressources de l’État ne concerne pas que l’économie informelle. Les voies d’eau provoquées par les pertes et les déficits des entreprises publiques dépassent l’entendement. Leur faillite financière n’est pas loin d’entraîner celle de l’État. Pourtant il n’y a aucune fatalité à un tel échec, à une telle débâcle.
Dr E.F. qui sait, pour l’avoir exercé ce que management veut dire, a promis de prendre le taureau par les cornes. Il faut moins un calmant – sans aucun effet – qu’une potion amère qui n’est pas du goût des syndicats mais aussi de certains de ses alliés au gouvernement. Qui se disent prêts à monter sur leurs grands chevaux pour préserver le statut des entreprises publiques.
Elyès Fakhfakh a pointé du doigt les dysfonctionnements, les ratés, les déficits, les défauts de la cuirasse, les anachronismes, les points de rupture et les zones de fracture qui minent l’économie et la société et s’opposent à leur transformation. Il les a énumérés dans ce qui ressemble plus à un catalogue à la Prévert qu’à un programme détaillé, un plan d’action ou une véritable feuille de route.
Mais peut-on le lui reprocher alors qu’il n’a disposé que de 30 jours pour former un gouvernement et réussir là où son prédécesseur a échoué en deux fois plus de temps ? Il l’a dit lui-même.
Il s’est donné un mois avant de s’adresser de nouveau au pays du haut de la tribune de l’ARP pour détailler son programme, chiffres à l’appui. C’est ce que l’on attend de lui. Et pour cause, le pays est gavé, saturé de discours auxquels il ne croit plus.
La crédibilité du nouveau chef du gouvernement se mesurera à la manière dont il nous dira comment, par quels moyens et quand partira-t-il en guerre contre la pauvreté, le chômage.
Et dans l’intervalle, renflouer les caisses de l’État, juguler l’inflation, améliorer les transports publics, réconcilier les Tunisiens avec l’école de la République, injecter moins de subventions et plus de rationalité dans les entreprises publiques, éradiquer la corruption – qui devrait être du seul ressort du pouvoir judiciaire- sans aucune interférence des politiques.
Il doit nous édifier sur la nature et le timing du dialogue social sans lequel il ne peut y avoir ni trêve ni paix sociale, comment et quand entend-il redonner la compétitivité aux PME/PMI. Ultime lancinante question : quelle stratégie et comment la conduire pour une montée en régime de la production minière et énergétique par qui la plus grande partie du déficit courant arrive ?
Le Chef du gouvernement ambitionne de « construire une nouvelle Tunisie démocratique, paritaire, équilibrée dans un État de droit ». Qui n’y consent !
La question est de savoir comment, par quels moyens, avec qui et dans quel délai ! De savoir aussi pourquoi se dit-il dans l’obligation d’engager ses sept chantiers titanesques qu’il évoque ? Le Chef du gouvernement ne pourra s’exonérer de son devoir d’inventaire au risque de provoquer quelques remous au sein de sa majorité dont il va s’évertuer à solder les comptes. Car dans le lot des promesses, il y a aussi le non-dit, un parfum d’austérité et de sacrifice.
Le « gouvernement de la clarté » ne doit occulter aucune zone d’ombre car on ne peut « faire émerger une nouvelle génération de Tunisiens » sur les débris d’une économie en déclin et un passif non élucidé.
Il faut de la transparence pour réconcilier les Tunisiens avec leurs problèmes et restaurer la confiance. L’une et l’autre constituent un argument et un atout de taille dont pourrait se prévaloir le Chef du gouvernement. Le « gouvernement de la clarté » qu’il revendique ne peut être que disruptif. Cohérence oblige. La rupture
Monsieur le Chef du gouvernement, il faudrait réactiver les valeurs et les idéaux de la révolution sinon l’avenir ne sera pas ce que l’on voudrait qu’il soit.