Carthage, au plus fort de sa gloire, avait livré plusieurs guerres à Rome. Qu’elle avait perdues. La Tunisie du dernier millénaire, héritière d’une grande et tumultueuse histoire, a vu se succéder envahisseurs et conquérants qui y ont laissé leurs empreintes, sans doute aussi quelques avancées et d’énormes séquelles.
De tout temps, le pays n’a pas été épargné par le sort. Il aura connu au milieu des convoitises des puissances étrangères peu de relative autonomie et de prospérité pour finir à la fin du 19ème siècle sous le joug du colonialisme français baptisé pudiquement protectorat. Qui a pris prétexte du défaut de paiement du pays pour s’y incruster. Et se faire rembourser.
Au prix d’une occupation au mépris du droit. Le réveil a eu lieu à son heure. Plus d’un demi-siècle de résistance larvée et armée, de lutte avec son triste cortège de déplacés, de mutilés, de morts. Ultime combat d’une nation en voie de dislocation pour arracher le pays des griffes d’une mise sous tutelle – en fait une occupation – qui a fait main basse sur nos richesses et menaçait d’usurper jusqu’à notre identité nationale.
Au terme d’une longue, dure et meurtrière résistance, les combattants pour la liberté – les vrais – au patriotisme chevillé au corps ont eu raison de l’occupation, cette anomalie de l’Histoire. Ils ont payé de leur vie, au prix du sang l’indépendance nationale proclamée le 20 mars 1956. Une nation longtemps marginalisée, humiliée, rabaissée venait de naître dans un formidable élan patriotique comme elle en a rarement connu par le passé.
Pour la première fois de son histoire, le peuple de Tunisie avait son avenir en main. Et devait faire face à son destin. Car au sortir de la nuit coloniale, il fallait se réapproprier les territoires, l’espace, le sentiment national, notre histoire, notre culture, nos villes et campagnes et jusqu’à notre avenir.
« Les combattants pour la liberté … ont payé de leur vie, au prix du sang l’indépendance nationale »
Tout ce à quoi ne pouvait prétendre notre « monarchie constitutionnelle » dépourvue de souveraineté et sans réels attributs. Le Résident général, sorte de proconsul, représentant de la puissance tutélaire était le véritable détenteur du pouvoir.
Les riches terres des grandes cultures, comme l’activité minière, autant dire la principale richesse du pays, étaient aux mains des étrangers. Ils avaient conscience de la nécessité d’édifier, pour les besoins de la cause, tout un réseau de communication extraverti, ferroviaire, routier et portuaire qui accentuait la spoliation et la dépendance du pays à l’égard de la métropole française.
Tout n’était pas que ruine et désert. Tous les enfants n’allaient pas à l’école. Cela ne l’empêche pas d’exister. Pas en nombre suffisant, mais peut-être juste ce qu’il faut pour faire émerger une élite consciente de ses droits et obligations à l’égard du pays. Elle allait peupler administrations et membres de professions libérales.
Libération nationale
C’est de là qu’est né le Mouvement de libération nationale. Qui devait livrer au lendemain de l’indépendance la mère de toutes les batailles. Elle n’était pas la plus facile car il s’agit rien de moins que de partir en guerre contre le sous-développement, la misère, la pauvreté, la maladie, le chômage, la sclérose et les archaïsmes d’une société figée.
20 mars 1956, naissance d’une nation en devenir, accompagnée de celle de l’Etat qui devait la mettre sur une nouvelle orbite. Habib Bourguiba et ses compagnons de lutte, centrale syndicale en tête, avaient tiré les enseignements de l’Histoire. Ils savaient d’où venait le mal et étaient résolus et déterminés à bannir les causes de notre inféodation et de notre soumission aux puissances étrangères. C’est la décrépitude de l’Etat, sa déliquescence et son déclin jusqu’à l’évanescence qui ont fait le lit de la colonisation. Un appel d’air récurrent qui a marqué notre histoire.
Un nouveau chapitre s’est ouvert le 20 mars 1956 avec pour certitude que seul un Etat digne de ce nom peut s’ériger en rempart contre toute ingérence et intrusion étrangères. Un Etat souverain, fort, bâti sur un socle institutionnel inaltérable, un Etat aux comptes équilibrés qui ne soit pas à la merci de bailleurs de fonds aux intentions inchangées au fil des siècles.
L’Union sacrée s’est construite autour de ce cri de ralliement : plus jamais un Etat anémié, pourchassé par ses créanciers, un Etat qui ne protège pas, incapable de répondre aux attentes de la population, de préserver l’intégrité du territoire, d’assurer la souveraineté nationale et d’offrir une perspective aux jeunes et moins jeunes.
Les pionniers de l’Indépendance et de la République proclamée en 1957 ont tenu leur promesse. Ils ont su et pu engager le pays dans un vaste mouvement de transformation économique et sociale.
« Un nouveau chapitre s’est ouvert le 20 mars 1956 avec pour certitude que seul un Etat digne de ce nom peut s’ériger en rempart contre toute ingérence et intrusion étrangères. »
Pendant plusieurs décennies, la Tunisie a été un immense chantier à ciel ouvert : infrastructure de base, pôle d’activité industrielle, là où il n’y avait aucune trace de développement, écoles, collèges, universités, hôpitaux et dispensaires, Code du statut personnel instituant l’égalité des genres, insertion de la femme dans la sphère productive et contrôle des naissances qui nous vaut aujourd’hui, en dépit des déboires économiques de ces 9 dernières années, une relative aisance et un minimum de décence humaine.
L’analphabétisme a été quasiment éradiqué au même titre que les maladies infectieuses et les épidémies qui faisaient des ravages dans le tissu social. Tout a été fait dans les limites de nos moyens pour parer aux menaces extérieures quelles qu’elles soient et d’où qu’elles viennent. Pas assez, car l’homme de l’indépendance et le père de la République n’arrêtait pas de mettre en garde contre le danger de l’intérieur qu’il craignait par-dessus tout, instruit par les enseignements du passé. Il sait ce qu’il advient du pays quand soufflent les vents de la division et de la discorde.
9 années de tumultes
L’ennui est qu’il y a aujourd’hui comme un air connu qui monte de l’hémicycle de l’ARP qui ne présage rien de bon. 64 ans se sont écoulés depuis le 20 mars 1956 sauf que les 9 années de tumultes post-révolution ont gravement lézardé les fondements de l’Etat et mis en danger notre indépendance et notre souveraineté nationale.
La dette publique – comme celle des ménages – culmine à des niveaux jamais connus, sans générer de richesse, d’emplois et d’avenir. Le pays doit chaque année s’endetter au-delà de ses capacités à la seule fin de rembourser le service d’une dette qui, à force de financer la consommation, a creusé le déficit extérieur et fini par tuer l’investissement au seul profit de la consommation, des satisfactions immédiates contre une véritable perspective de développement. Nous avons financé à crédit l’oisiveté et sanctionné l’effort.
En 2019, le taux d’investissement est moitié moindre de ce qu’il était dans les années soixante. La cigale s’est substituée à la fourmi. On en mesure déjà l’effet désastreux sur l’évolution de l’économie, incapable d’avancer.
Le pays se désindustrialise, s’endette à n’en plus finir, se vide de ses compétences et de sa substance. Nos écoles, collèges et lycées bâtis à la sueur de notre front se dégradent et tombent en déshérence.
« Le pays doit chaque année s’endetter au-delà de ses capacités à la seule fin de rembourser le service d’une dette »
Nos hôpitaux donnent de moins en moins de signes de vitalité, faute de vision, d’une véritable politique sanitaire, de maintenance, de médicaments et d’équipements. Ils affichent, dès la première alerte du coronavirus, leur plaie béante, leur déficit de moyens, d’équipements, de lits et leur incapacité à faire face à cette pandémie, sans doute l’une des plus graves des cent dernières années. On tremble à l’idée qu’ils soient submergés par l’afflux de malades atteints par le virus. Le pire est même à craindre pour avoir pendant longtemps privé nos hôpitaux d’autonomie, de budget et de moyens matériels et humains. On mesure aujourd’hui, face au danger d’une pandémie qui met déjà le pays en émoi, l’inanité de notre politique et de nos choix budgétaires.
Tous les gouvernements qui se sont succédé se sont fourvoyés, ils ont cédé aux caprices et à la dictature de l’instant en privilégiant les dépenses de subvention à la consommation aux dépens des investissements dans les hôpitaux, le transport public et les écoles.
Il faut espérer qu’on n’ait pas à payer le prix fort. Sans doute est-ce pour se donner un peu plus d’air et limiter le danger que le Chef du gouvernement Elyes Fakhfakh soit monté en première ligne et ait décidé certaines mesures d’urgence pour endiguer sinon ralentir la contagion, étaler l’afflux de malades et éviter l’asphyxie de nos hôpitaux insuffisamment pourvus de moyens.
Pour une grande discipline et solidarité
Il y avait besoin, il y avait nécessité de décider ce genre de mesures, d’appeler à une plus grande discipline et de solidarité. On en est qu’aux premiers stades de la pandémie. Il n’est pas exclu – c’est même nécessaire au regard de ce qui se passe de l’autre côté de la Méditerranée – que d’autres mesures plus coercitives soient prises dans les jours qui viennent, des mesures de confinement collectif, peut-être même de fermeture d’usines qui viendront s’ajouter à celle des cafés, restaurants et lieux de culte et de distraction. On peut toujours compter sur la compréhension des gens et leur intelligence collective. Cela ne saurait suffire.
Le Chef du gouvernement est d’ailleurs attendu sur un autre registre tout aussi vital pour les personnes qui seraient privées d’emploi, sans filet social et les entreprises menacées d’arrêt partiel ou total, en mal de mobilité, de fournisseurs et de marchés. Il y a aussi nécessité de mettre en place des mécanismes de financement et de fonds de soutien, des aménagements fiscaux et monétaires – baisse du TMM, gel des remboursements de crédits – et des exonérations de cotisations sociales pour éviter drames humains, naufrage, asphyxie et faillite des entreprises. Sans aide financière, nos PME/PMI, déjà assez mal en point, accablées de dettes, de charges financières et fiscales ne survivront pas au choc du coronavirus.
Les gouvernements français, allemand, italien et américain, pour ne citer que ceux-là, ont déjà programmé et réservé, au profit des entreprises, des fonds colossaux qui se chiffrent en plusieurs milliards d’euros et de dollars pour les préserver d’un naufrage collectif. Il ne peut en être autrement chez nous alors même que nos hôtels et nos entreprises sont en moins bonne santé et ne soutiennent pas la comparaison.
« Sans aide financière, nos PME/PMI, déjà assez mal en point, accablées de dettes, de charges financières et fiscales ne survivront pas au choc du coronavirus »
Qu’elles soient en arrêt partiel ou total, nos PME/PMI seront submergées par leurs charges. Celles des salaires ne sont pas les moins fortes. Elles ont besoin elles aussi d’oxygène sous peine de déposer leur bilan et disparaître. C’est tout le pays qui sombrera dans le chaos.
Au 64ème anniversaire de l’indépendance, on voudrait croire à un tout autre message, un signal de victoire, d’espoir et d’avenir, à l’heure où le pays se prépare à livrer sans doute l’ultime et la plus meurtrière guerre de notre histoire. Confinement et guérison clinique ? Oui et mille fois oui, mais sans mort économique. Sinon on se serait beaucoup éloigné du souffle et de l’esprit du 20 mars 1956 ?