Mohamed Abdellatif Chaïbi, CEO Data Capital, a accordé une interview exclusive à leconomistemaghrébin. Il présente les premières observations sur la situation de la propagation de la pandémie du Covid-19 en Tunisie et dans le monde.
Mohamed Abdellatif Chaïbi a évalué les efforts consentis pour y faire face. Il propose des pistes vers lesquelles il faudrait orienter les efforts pour la prochaine période.
leconomistemaghrebin.com : Quelles sont vos premières analyses par rapport à la pandémie Covid-19?
Mohamed Abdellatif Chaïbi: L’une des rares caractéristiques établies pour ce virus, et qui permet dès maintenant de tirer des conclusions scientifiques, concerne sa vitesse de propagation. Une personne atteinte peut contaminer de deux à trois personnes.
La simulation du modèle de propagation virale correspondant montre qu’un seul porteur contamine à l’origine, en 20 jours, une population de la taille des 300 millions de personnes. La modélisation montre qu’un confinement à 50%, respecté par la moitié de la population, ramène les contaminations à moins de 2 000. Si le confinement est respecté à hauteur de 70%, le risque pourrait aller à la contamination tout au plus de 12 à 13 personnes. (Voir la représentation des 3 modèles en graphiques : https://www.leconomistemaghrebin.com//wp-content/uploads/2020/04/entret-covid-avril-20-1.pdf)
C’est dire si la mobilisation des structures sanitaires des villes contre les foyers de contamination se décrète assez tôt, et si les populations appliquent les mesures de confinement, la sortie mondiale de la pandémie Covid-19, sera rapide.
Comment évaluer l’évolution des contaminations et des décès ainsi que le déroulement du confinement en Tunisie et dans le monde?
Concernant le confinement, dès que les professionnels de la santé l’ont demandé, les autorités publiques l’ont décrété aussitôt. Les décisions, difficiles mais salutaires, du couvre-feu puis du confinement généralisé et prolongé ont porté leurs fruits. Ce qui explique le nombre relativement bas des décès à l’échelle nationale.
Maintenant, tant sur le plan national qu’international, la situation demeure critique. Humainement parlant, nous percevons que la réponse à cette menace virale ne peut pas être, comme habituellement, que médicale. Dorénavant, seule une profonde mutation du fonctionnement des pouvoirs et des services publics, des administrations municipales, nous permettra de mieux maîtriser de telles situations et menaces massives et complexes.
Quels sont les contours de ces mutations de services publics et comment y situer la Tunisie?
Ces derniers temps, nous avons souvent parlé d’une nouvelle ère qui s’annonce. Voilà que nous y sommes réellement. Dès lors, les seuls contours et réflexions qui comptent sont ceux qui nous situent dans l’immédiat. Un immédiat presque instantané fait d’enjeux concurrentiels, scientifiques et pécuniaires, autour d’une course salutairement effrénée à un vaccin. Autour de la préparation la plus rapide possible du meilleur réactif de dépistage.
Le rôle et l’importance nationale de l’Institut Pasteur-Tunis dans cette course, ses méthodes à la pointe de la recherche en biomathématiques sont à souligner. Nous devons le soutenir davantage pour sa contribution essentielle, souvent inaperçue, dans l’aiguillage de la précieuse et malgré tout efficace chaîne de santé qui est la nôtre.
Nous percevons donc, déjà, que les protocoles des soins, les prises en charge sociales, les accélérations industrielles et de services, les apprentissages, la mobilité des traçages, s’établissent désormais selon des timings inhabituels. Et non moins efficaces.
Mais il ne faut pas croire que la discipline du travail modélisé, imposée par l’urgence de la situation, est une question de moyens financiers élevés. C’est d’une approche d’appropriation et d’esprit dont il s’agit. Les pays, entreprises et services publics qui assiéront leur fonctionnement sur des concepts que j’appellerai de méga-modèles, s’en sortiront. Ils éviteront à leurs populations débâcles, insurrections et mal-être généralisé.
De ce travail, des questions surgiront. Ce sont alors les questions concrètes et utiles que nous n’avons jamais voulu poser et décider de résoudre. Et ce sont alors des réponses évidentes qui apparaîtront et mèneront à parfaire le quotidien somme toute perfectible des Tunisiens.
Comment y situer la Tunisie?
Le potentiel humain et technologique que possède la Tunisie est capable de conduire la mutation numérique et fonctionnelle des services publics et municipaux de toute la région du Maghreb. A l’instar de ce qui se fait dans certaines entreprises ou banques à la pointe du progrès, tous les domaines qui se rapportent aux activités des administrations publiques, process, robotisation des tâches, déploiements opérationnels, doivent être modélisés.
En prenant pour exemple « les aides alimentaires », un modèle municipal préétabli aurait permis d’éviter toute les insuffisances dévoilées par le Covid-19.
Les segments de populations dont les ressources sont pénalisées par le confinement devant être naturellement et préalablement connus et codés. Les associations civiles de la circonscription codées. Les locaux de préparation des colis connus et codés. La chaîne de transport et de support connue et codée. Grâce à tout cela, l’acheminement de l’aide, des colis alimentaires auraient pu se passer autrement. Discrètement et dignement.
Annoncer des mandats postaux qui ne viennent jamais à temps, et qui obligent les gens à des regroupements rapprochés, prolongés dangereux aurait été évité dans un modèle expert. Décider la fermeture alternée des marchés de gros aurait été noté -1.
Se préparer pour pouvoir lancer un site marchand d’utilité publique et à prix réduits, fruits et légumes, par marché de gros, par municipalité, aurait été prévu et noté +5/5. L’Ecole et l’Université publiques qui ont brillé par leur totale rupture pédagogique sont à blâmer. Double 0 pointé.
Que dire en conclusion?
Toutefois, le bon exemple nous vient des départements de la santé. Ils sont en train de montrer une grande maîtrise organisationnelle et technologique dans la gestion d’une crise aussi soudaine et lourde. Les plateformes des consultations médicales et de dispatching déployés ont réduit les flux de patients vers les centres de soins. Des vies humaines ont été ainsi sauvegardées.
La continuité médicamenteuse a été intelligemment assurée pour les patients anciennement hospitalisés. En effet, le soutien psychologique par téléassistance personnalisée a certainement réconforté de nombreuses personnes souffrantes et permis d’éviter nombre d’incidents.
Les laissez-passer numériques à signature digitalisée ont certainement fait gagner du temps utile, des gains en affectation de ressources, à nos policiers et à nos soldats de tous corps et vocations déployés. Les cortèges des forces de l’ordre aux plus proches des gens, à pied et avec haut- parleurs, appelant les gens et les commerces de proximité à l’autodiscipline sanitaire sont à saluer.
A plus d’un titre et preuve, la Tunisie est en train d’apprendre à bien s’en sortir. La résilience de ses PME et PMI, de son agriculture, de ses banques, a été presque parfaite. En une décennie, la capacité qu’a l’administration tunisienne à pouvoir s’adapter aux situations extrêmes s’est, en général, revérifiée. Cette capacité bien réelle devrait être totale, permanente et continue.
Cessons de parler de paix sociale. Les Tunisiens ont été gavés d’un nombre record et historique d’accords et de pactes de paix sociale maintes fois signés. Maintes fois honteusement rompus dans l’affrontement et la tragédie.
Rappelons que les Tunisiens, pauvres et moins pauvres, qu’ils soient des plaines du nord généreuses et fertiles ou du sud profond ont toujours vécu ensemble dans la discrétion de l’entraide et du respect, dans les mariages et les alliances, dans la sympathie et le rire, dans la paix depuis longtemps.
Covid-19 devrait donc nous pousser tous, services publics et secteur privé, à orienter les efforts et les énergies vers l’établissement d’une méga-modélisation capable de donner à la Tunisie plutôt la paix commerciale, la paix éducative et pédagogique, la paix fiscale, la paix administrative ainsi que la paix monétaire. Qui commencent toutes à lui manquer dangereusement.
C’est cela le pas décisif, de la rupture de l’actuel modèle erroné, que nous devons inlassablement faire ensemble.