Dans la lutte contre la pandémie de Covid-19, les autorités tunisiennes se passent de l’avis des experts scientifiques indépendants. Dans un pays qui, pourtant, n’en est, pour le moins, pas dépourvu ; du fait de son système hospitalo-universitaire ancien et ouvert sur le monde.
Alors que la Tunisie approche de la fin, le 20 avril, de sa deuxième période d’un confinement entamé voilà un mois, après l’arrivée du premier cas de contamination de Covid-19. Force est de constater que, en dépit de la présence de professionnels de santé dans l’entourage des décideurs politiques, le pouvoir semble naviguer, sinon à vue, du moins uniquement de son propre chef. Pour aller où? Re-confinement ? Dé-confinement ?
Dans les deux cas, dans quelles conditions thérapeutiques: va-t-on dépister ? Dans quelle mesure ? Va-t-on imposer le port du masque ? Dans quelles proportions ? L’horizon d’une thérapie par un vaccin étant éloigné, dispose-t-on d’un agenda prévisionnel dans l’intervalle ?
Re-confinement ? Dé-confinement ?
Nul ne sait qui conseille en la matière le président de la République, Kaïs Saïed, dont les prérogatives, prééminentes, s’étendent pourtant à la santé. Via sa présidence du tout-puissant Conseil de sécurité nationale qui a pris les choses en main.
De son côté, le chef du gouvernement, Elyes Fakhfakh, qui obtenait le 13 avril l’autorisation législative de légiférer durant deux mois par des décrets-lois à ces égards, consulte certes un Comité scientifique, échafaudé sans aucune base légale, qui a cependant le mérite d’exister, mais n’est en rien contraignant.
Les membres de cet aréopage d’experts, dont le directeur de l’Institut Pasteur et le chef du service de réanimation du réputé hôpital militaire de Tunis, qui chaque lundi se réunissent avec la seconde tête de l’appareil exécutif, sont moins une force de proposition, on ne leur demande pas vraiment leur avis, qu’un assemblage de spécialistes qui établit tout au plus un constat épidémiologique; et fait, le cas échéant, part de difficultés rencontrées.
D’ailleurs, le docteur Nissaf Ben Alaya, le visage médiatique des bilans du ministère de la Santé publique dans la lutte contre le Covid-19, prend part à ces rencontres hebdomadaires à la Kasbah, siège du gouvernement, ou à l’annexe Dar Dhiafa, à Carthage.
Dans ces conditions, l’on voit mal, au regard de surcroît de l’opacité entretenue de ces entretiens ad hoc, le contenu réel de cette expertise scientifique, consultative, facultative et dont tout porte ainsi à croire qu’elle n’y apporte pas de valeur ajoutée, sauf de façade.
Résolument sur le devant de la scène, le ministre de la Santé, médecin de son état, Abdellatif El Mekki, est, lui, d’une omniprésence continue, partout au front, ce qui frise le don d’ubiquité. Mais ses prises de position, sourdes ou tonitruantes, et qui ne sont pas au demeurant de dernier ressort, n’éclairent pas davantage. Si ce n’est que ses propos confirment l’impression générale que la perspective d’un dé-confinement massif n’est pas tout à fait à l’ordre du jour.
Pas davantage l’extension des tests de dépistage du Covid-19, qui continuent à ne concerner que les cas suspects. Et dans l’occurrence d’un résultat positif, jusqu’à cinq membres de l’entourage de contact de la personne avérée contaminée. Ce qui a permis de constater qu’à l’exception du Grand Tunis et du Sud-Est, les autres régions ne connaissent pas de contagion communautaire, autrement dit via des contacts de proximité. Et ce, selon le professeur Habiba Ben Romdhane, ancienne ministre de la Santé, épidémiologiste et membre du Comité scientifique près le chef du gouvernement.
Ramadan : impossible de confiner
Le voisinage de Ramadan, c’est-à-dire un ensemble de solides coutumes d’une économie de production et de consommation sans équivalent durant l’année, à partir en principe du 24 avril, est, selon toute vraisemblance, l’aiguillon qui guide les décisions sanitaires à venir. Sauf à le reporter sine die, il est difficile, voire impossible de confiner le mois du jeûne.
Quoi qu’il en soit, Ramadan ou pas, avec, au 13 avril, déjà plus de 747 contaminations et 35 décès, le pouvoir ne semble guère faire reposer ses décisions, attendues, sur des considérations scientifiques. Mais si le Comité scientifique, observant une réserve injustifiée, ne communique point, on peut en prendre la mesure ailleurs.
Elaboré sous l’égide de l’Instance nationale d’évaluation et d’accréditation de santé (INEAS), le guide médical, daté du 9 avril, du parcours Covid-19 des patients pour les établissements publics et privés est assurément le produit de la consultation du ban et de l’arrière-ban des professionnels de la médecine et de la pharmacie appelés à la rescousse.
Toutefois, en raison de son manque d’intérêt manifeste pour les réserves émises dans la stratégie anti-Covid-19 par les praticiens indépendants, cette instance nationale témoigne d’une réticence récurrente des pouvoirs publics à l’égard de l’expertise scientifique indépendante. Organisme ministériel, au centre d’une polémique stérile suite à la récente nomination controversée de son patron, Chokri Hamouda, par le ministre, l’INEAS est d’ailleurs elle-même placée, depuis des années, dans un vide juridique l’empêchant de remplir ses missions de base.
Incontournable au regard des standards internationaux de l’OMS auxquels la Tunisie est soumise, le Collège des experts indépendants, présidé par Hédi Guelmami, et qui doit valider les évaluations et les accréditations des hôpitaux et des cliniques, en est une illustration. Ce Collège, certes désigné depuis 2017 et dont les membres ont également été nommés et reconnus par arrêté ministériel et installés dans leurs fonctions le 25 octobre 2017, ne peut travailler valablement du fait que le décret d’application qui doit rendre ses travaux probants est encore en suspens… en 2020.
On ne badine pas avec des questions de vie ou de mort
Sans être propre au secteur de la santé, la loi sur la protection des données personnelles traînant quant à elle dans les tiroirs fermés du Parlement depuis deux ans, cela traduit une très forte résistance de l’Administration publique et des responsables politiques, qui n’entendent pas encore agir sous le contrôle, ni l’avis d’une quelconque expertise indépendante, aussi scientifique soit-elle.
Rendues publiques par des communiqués dépourvus d’informations, en réalité dignes du bon vieux temps ante-14 janvier 2011, les réunions en catimini du Comité scientifique avec le chef du gouvernement, qui a, le mardi 14 avril, convoqué une deuxième fois en deux jours ses experts pour sans doute un habillage de ses sentences et de celles, qui priment, du chef de l’Etat, indiquent qu’il est manifestement à craindre que ce ne soit aussi le cas dans l’élaboration des décisions politiques, somme toute des oukases, dans le combat contre la pandémie et ses conséquences économiques et sociales. Mais on ne badine pas avec des questions de vie ou de mort.
(Les points de vue exprimés dans cet article sont ceux de l’auteur et ne reflètent pas ceux de la Rédaction.)